Après France Télécom: de nouveaux droits pour la santé au travail et l’environnement
 À l'issue du procès France Télécom, un collectif de syndicalistes, chercheurs, responsables associatifs, artistes, interpelle les parlementaires sur la situation de la santé et de la sécurité des travailleurs. Un débat sur les avancées nécessaires en matière de démocratie au travail est indispensable: «Cette condamnation pénale d’actes passés, porte des leçons pour le présent et pour l’avenir. Et si ces leçons sont ignorées, le pire perdurera.»

Affaire hors-norme, travail judiciaire colossal, procès historique, le procès France Télécom est exceptionnel, par la violence et l’ampleur des faits, par cette volonté exprimée de faire « partir par la porte ou par la fenêtre » 22 000 salarié.es dont une majorité de fonctionnaires. Mais ce procès est aussi emblématique. Cette condamnation pénale d’actes passés, porte des leçons pour le présent et pour l’avenir. Et si ces leçons sont ignorées, le pire perdurera.

La violence à France Télécom ne fut pas organisée par des pervers, mais par des dirigeants tâchant d’accomplir au mieux la mission de création de valeur pour l’actionnaire qui leur était assignée, au mépris des aspirations des salarié.es à se reconnaître dans leur travail. Ce ne sont en effet pas seulement la brutalité affichée, comme à France Télécom, et la visibilité des violences subies qui doivent choquer. C’est aussi la réalisation méthodique, systématique, de violences similaires mais peu médiatisées, qui continuent à se dérouler au quotidien dans beaucoup de grands groupes et leurs chaînes de sous-traitance ainsi que dans nombre d’administrations et services publics. C’est l’impunité qui demeure pour des pratiques managériales délétères qui s’entêtent à ignorer les risques, que ceux-ci concernent la santé des salarié.es ou celle des riverains, et plus largement de l’environnement - comme l’ont encore montré récemment les désastres de Notre Dame de Paris, de Lubrizol ou de la raffinerie Total de Gonfreville-l'Orcher. La « gouvernance par les nombres » et les destructions humaines et environnementales qu’elle produit constituent des enjeux sanitaires et environnementaux cruciaux, urgents. Ils appellent des innovations majeures pour une avancée de la démocratie, au travail et au-delà du travail.

En finir avec le management pathogène

La loi définit actuellement le harcèlement moral comme des « agissements répétés » caractérisés par leurs effets, sans rien dire de leur nature. Il convient de le préciser et de le clarifier à l’aide des avancées de la jurisprudence et des connaissances scientifiques sur la souffrance au travail, synthétisées par le Collège d’expertise sur le suivi des risques psychosociaux (« rapport Gollac », 2011). Nous proposons de préciser que ces « agissements » prohibés sont : « notamment, la fixation d’objectifs excessifs ou irréalistes, la prescription d’un travail déqualifiant, les comportements méprisants ou humiliants, la mise à l’écart des collectifs de travail, l’obligation faite de mentir ou de violer l’éthique et la déontologie professionnelles, l’instauration d’un sentiment d’insécurité permanente ». Il convient aussi d’écrire expressément que les cas les plus graves méritent la qualification de « violence psychique » et qu’ils sont donc passibles de la Cour d’assises, ce qui n’est aujourd’hui qu’implicite.

Il importe également de permettre la condamnation des responsables d’entreprise qui ont consenti aux destructions environnementales en violant de façon avérée leurs obligations de prévention, y compris dans des filiales étrangères. La menace de telles sanctions pourrait contribuer à dissuader les actionnaires de fixer des objectifs démesurés de rentabilité, ou à inciter les dirigeants à y résister.

Redonner vigueur à la prévention

La répression ne suffit certainement pas. Il est nécessaire d’interdire la sous-traitance, les externalisations et le travail temporaire sur tous les sites à risques. Il convient de rendre effectif le droit de retrait des salarié.es en cas de danger grave et imminent, en protégeant réellement les salarié.es contre les représailles disciplinaires. La médecine du travail et l’inspection du travail, aujourd’hui en déshérence, doivent être considérablement renforcées, dans leurs moyens comme dans leur indépendance, dans le privé comme dans le public.  Il est temps de reconnaître et d’indemniser les pathologies psychiques liées à l’organisation du travail et du management.

Mais ces réformes n’auront d’effets profonds que si les salarié.es acquièrent la possibilité de s’exprimer sur leur travail et de faire valoir leurs aspirations, directement et par l’intermédiaire de leurs délégués.

Refonder la représentation du personnel pour les conditions de travail et la santé

La prévention des risques suppose la présence de représentant.es proches du terrain, seuls en mesure de connaître le travail réel des salarié.es et de faire remonter les informations pertinentes pour la prévention des risques sanitaires et environnementaux. Allant en sens contraire, les ordonnances Macron de septembre 2017 ont supprimé les délégués du personnel et les Comités Hygiène Sécurité Conditions de Travail (CHSCT), sans lesquels le procès France Télécom n’aurait pas été possible.

En sens inverse, nous proposons que dans les secteurs privé comme public, des représentant.es de proximité soient obligatoirement élu.es sur chaque site par l’ensemble des salarié.es contribuant à l’activité (quel que soit leur statut) et qu’ils forment un Comité travail-santé-environnement (CTSE).

Ces comités de proximité disposeront des mêmes droits que les anciens CHCST (expertise, alerte…), élargis aux questions environnementales. L’intervention légitime de contre-pouvoirs citoyens (associations, experts) dans les CTSE permettra de rompre le cloisonnement entre l’intérieur et l’extérieur des lieux de travail, au regard des enjeux de santé et d’écologie.

Autre renforcement décisif de leurs attributions : en cas de changement organisationnel ou technologique qu’il estime dangereux pour la santé physique ou mentale des salarié.es ou pour l’environnement, le CTSE pourra exercer un droit de veto suspensif. Un éventuel désaccord avec l’employeur sera tranché par l’inspection du travail ou le juge des référés.

Réinventer le droit d’expression des salarié.es sur leur travail

Le droit d’expression collectif des salarié.es sur leur travail, instauré en 1982, n’a pas tenu ses promesses. Il est temps de tirer, enfin, les conclusions de cet échec.

Il convient de reconnaître pleinement ce droit comme un droit des travailleurs, seuls à même de déterminer le lieu d’échange pertinent entre professionnel.les, et donc de confier à leurs élu.es l’organisation des espaces de délibération sur le travail. Les salarié.es disposeront de crédits d’heures et leur libre expression sera garantie par une mise en forme collective et anonyme des avis donnés, sans que les évaluateurs du travail puissent en connaître l’origine individuelle. L’employeur devra apporter des réponses motivées aux propositions émanant des espaces de délibération.

Le jugement historique au procès France Télécom doit ouvrir un débat décisif pour la démocratie. L’heure est venue d’avancées majeures dans la participation de tous les acteurs concernés aux décisions de gestion qui impactent la santé au travail, la santé publique et l’environnement.

Ce texte résume un appel signé par plus de 100 personnes issues du monde syndical, associatif, de la prévention et de la recherche en santé au travail.

Par les invités de Médiapart (publié le 20/12/2019)
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