Aux Etats-Unis, le lac Erié a désormais le droit légal « d’exister et de prospérer naturellement »
En été, vu de l’espace, de larges portions du lac Erié prennent des teintes fluorescentes. Ce n’est pas particulièrement bon signe. Des cinq grands lacs d’Amérique du Nord, il est le plus petit, le moins profond et le plus chaud. Ses rives abritent 13,5 millions de personnes réparties entre le Canada et les Etats-Unis, ce qui en fait le bassin le plus peuplé des grands lacs. Surtout, il est particulièrement vulnérable à la prolifération d’algues bleu vert.

La santé de ce lac est au cœur des préoccupations des habitants de l’agglomération de Toledo, dans l’Ohio (600 000 habitants), dans le nord-ouest des Etats-Unis, particulièrement impactés par ces algues. Le 26 février, étaient appelés à se prononcer lors d’un référendum local sur une Déclaration des droits du lac Erié.

Ils ont voté à 61,37 % en faveur du projet pour donner au lac le droit légal « d’exister, de prospérer et d’évoluer naturellement ». Au-delà de sa portée symbolique, ce référendum a une portée juridique : en conférant des droits légaux au lac, les habitants de Toledo peuvent engager des poursuites contre les pollueurs, au nom du lac. Un projet porté par les Toledoans for Safe Water, un groupe d’habitants soutenus par le Community Environmental Legal Defense Fund (CELDF). Depuis quinze ans, cette ONG assiste des municipalités et des communautés soucieuses de défendre leur environnement – comme, par exemple, les Indiens Ojibwés de la réserve de White Earth, qui ont donné un statut au riz sauvage afin de le protéger d’un projet de construction d’oléoduc.

« Fleurs d’eau » dangereuses

Année après année, les habitants de Toledo et les riverains du lac voient son état se dégrader. En 2014, la pollution a rendu l’eau de la ville impropre à la consommation pendant trois jours, affectant 500 000 habitants, rapporte le Guardian.

« Depuis une décennie, les algues bleu vert – aussi appelées “cyanobactéries” – se développent, surtout en été, dans les rivières et les plans d’eau douce. Lorsqu’elles deviennent très abondantes, elles forment des fleurs d’eau, qui peuvent s’étendre dans une partie ou dans la totalité d’un plan d’eau », écrivent les autorités canadiennes, elles aussi confrontées au problème. Ces algues se développent surtout grâce au phosphore issu des pollutions urbaines et rurales (ruissellement d’engrais et de fumier), précisent les autorités de l’Ontario.

L’eau prend alors une couleur verte et sa texture devient semblable à celle de la peinture ou d’une soupe de brocoli. De l’écume peut aussi apparaître à la surface de l’eau contaminée. C’est généralement lorsque l’on commence à voir cette mousse que les algues deviennent nuisibles pour la santé : elles peuvent causer des atteintes neurologiques, digestives, dermatologiques… voire être mortelles.

Le Whanganui et le Gange, personnes morales

Cette volonté de reconnaître des droits à la nature n’est pas nouvelle. Dans l’affaire Sierra contre Morton, en 1972, William O. Morton, juge à la Cour suprême des Etats-Unis, affirmait, sans convaincre à l’époque, que la nature doit avoir qualité de personne morale pour intenter des poursuites pour sa propre protection. Depuis se sont multipliés les efforts, aux Etats-Unis et ailleurs, pour montrer que les lois existantes sont insuffisantes pour protéger la nature contre les dommages environnementaux.

Ainsi, le fleuve Whanganui, en Nouvelle-Zélande, s’est vu attribuer cette qualité de personne morale. Ses intérêts seront défendus par deux représentants, l’un issu du peuple Maori et l’autre du gouvernement. En Inde, le Gange et l’un de ses affluents, la Yamuna se sont vus accorder la même qualité par une cour. La décision a été annulée par la Cour suprême indienne.

« Une trentaine de villes aux Etats-Unis ont déjà voté des lois en faveur des droits de la nature depuis 2006, explique Valérie Cabanes, juriste en droit ­international, spécialisée dans les droits de l’homme et le droit humanitaire. La Constitution de l’Ohio garantit, par exemple, aux habitants de l’Etat le droit de proposer des modifications aux chartes des villes et des villages. C’est ainsi qu’une loi sur les droits du lac Erié a pu être rédigée et peut être ainsi proposée au vote des électeurs de Toledo. » Le Colorado, le New Hampshire, l’Oregon et l’Ohio étudient la possibilité de reconnaître les droits de la nature à un niveau constitutionnel, ajoute-t-elle.

Texte combattu sur plusieurs fronts

Les habitants et les élus de la ville sont convaincus que la résolution sera adoptée, mais ils sont aussi conscients qu’elle sera contestée devant les tribunaux. Comme le reconnaissait Joshua Hughes, membre (démocrate) du bureau des élections de Lucas County (dont le siège est Toledo), dans le journal Toledo Blade : elle est « inconstitutionnelle et inapplicable ».

Dans le New York Times, Yvonne Lesicko, une responsable du syndicat agricole de l’Ohio, reconnaît que l’agriculture fait partie des responsables des problèmes du lac, au même titre que les cours de golf. Elle ajoute que les efforts consentis par la profession vont mettre des années avant de produire des résultats. Mais elle craint que ce texte ouvre la voie à nombreuses procédures contre les agriculteurs. « Les opposants à cette proposition sont les pollueurs industriels et les élus qui sont soutenus par ces pollueurs. L’agriculture industrielle dans le nord-ouest de l’Ohio s’oppose à cette mesure, tout comme la Chambre de commerce », note Tish O’Dell, responsable du CELDF pour l’Ohio.

La semaine dernière, les habitants appelés à voter ont commencé à être arrosés sur les réseaux sociaux et à la radio de messages publicitaires d’opposants au projet, regroupés dans la Toledo Jobs and Growth Coalition. « Une entreprise de marketing de Columbus est derrière la manœuvre », ajoute Tish O’Dell. Il s’agit de Strategic Public Partners Group, une entreprise de communication qui a représenté des entreprises comme American Chemistry Council, Coca-Cola, FedEx, Bank of America, Ford Motor ou la National Football League (football américain), note pour sa part le Toledo Blade.

Faire évoluer le système

« Nous vivons dans un système qui considère la nature comme une propriété, appartenant à des personnes et à des entreprises, comme un ensemble de ressources dont on peut tirer profit. Cette vision de la nature a conduit à la crise écologique actuelle. Nous avons besoin d’un changement de paradigme, considérant la nature comme des entités vivantes dont nous dépendons tous », résume Tish O’Dell.

L’activiste estime nécessaire de présenter et faire adopter ce texte. « Les habitants ont deux options : accepter la situation actuelle et regarder le lac mourir sous leurs yeux ; ou voter et pouvoir engager des poursuites au nom du lac. Bien sûr, si le texte est adopté, personne ne sait ce que les tribunaux décideront ; pas plus qu’on ne savait comment évolueraient les lois, dans le domaine de la reconnaissance des droits des femmes, puis des droits civils et des droits LGBTQ. Soit on accepte les choses comme elles sont, soit on les met en question. »

Par Pierre Bouvier (publié le 22/02/2019)
A lire sur le site Le Monde