Constantinople, un exemple historique de résilience alimentaire
La grande connectivité de nos économies mondialisées peut être un avantage : en cas de crise moyennement grave (sécheresse, grève partielle, rupture commerciale, mauvaise récolte…), il y aura toujours des chaines d’approvisionnement de remplacement pour nourrir les villes.

En revanche, en cas de grave catastrophe systémique [1], cette forte connectivité devient une faiblesse : sans flux entrants d’aliments, une ville moderne, totalement dépendante de l’extérieur, meurt vite de faim. On entend souvent dire que si on bloquait l’approvisionnement en nourriture de Paris, la ville tiendrait seulement deux ou trois jours avec les faibles stocks des magasins.

En 1392, la ville de Constantinople a été coupée du monde par un siège organisé par le sultan ottoman Bayezid Ier. Ce siège a duré… huit ans ! Huit années pendant lesquelles aucun approvisionnement n’est venu de l’extérieur. Les habitants ont souffert, mais la ville a tenu. Elle n’est tombée qu’un demi-siècle plus tard, sous les assauts de Mehmed II, qui a mis fin à plus de mille ans d’histoire byzantine, actant ainsi la fin de l’Empire romain d’Orient.

Comment les habitants ont-ils pu construire une si extraordinaire sécurité alimentaire [2] ? L’historien suédois Stephan Barthel, spécialiste de la résilience alimentaire urbaine, décrit en détail le remarquable exemple de Constantinople [3] Finalement, l’Histoire nous offre une palette de solutions pour concevoir des villes résilientes… sans énergies fossiles !

De la mondialisation à la résilience

Fondée par Constantin Ier en 330 sur le site de l’ancienne Byzance (l’actuelle Istanbul), la cité de Constantinople était entourée par la mer et se voulait le cœur de l’Empire. Au VIe siècle, elle atteignait déjà 500.000 habitants, malgré les guerres civiles, les épidémies et les « aléas » politiques et commerciaux.

En plus d’une division du travail très marquée, la ville possédait un impressionnant réseau d’aqueducs et de réservoirs d’eau, et une flotte puissante, qui la plaçait au carrefour d’échanges commerciaux à longue distance. L’aliment principal était le blé, qui provenait essentiellement du delta du Nil. Comme c’était un enjeu majeur de sécurité pour les populations, il n’y avait pas de spéculation sur cette denrée essentielle : le pain était l’affaire de l’administration, qui stockait massivement le blé dans des greniers et assurait une distribution gratuite et quotidienne à la population (au IVe siècle, 80.000 rations quotidiennes de pain !).

À partir du VIIe siècle, les chocs que subissait la ville furent plus fréquents et plus sévères. En plus des aléas climatiques, des épidémies et des ruptures commerciales, la ville fut l’objet de guerres civiles et d’invasions régulières (environ un siège tous les 65 ans !). Cela transforma radicalement la face de la ville, non seulement dans ses fortifications, mais dans son système alimentaire…

Déjà dotée d’un accès direct à la mer (pour la pêche), la ville s’est dotée d’une importante capacité de stockage de grains et d’eau, et la production alimentaire se fit plus locale, diversifiée et autonome. Elle se fonda sur plusieurs piliers : des jardins urbains intramuros très nombreux et diversifiés [4], des petites fermes familiales et collectives très proches de la ville (les « oikos »), et une ceinture périurbaine intensive et sécurisée par des remparts dans un rayon inférieur à 2 km. Tout cela produisait une importante quantité de matière organique (végétale, animale et humaine) qui était directement recyclée sur place, rendant ainsi disponibles des nutriments de qualité pour les cultures in situ.

Une succession de chocs peut rendre un système ou un organisme plus résilient… s’il a le temps de s’adapter et de se réorganiser ! Mais si les chocs sont trop rapides ou trop violents, le système s’effondre. En huit siècles, Constantinople ne s’est pas effondrée, elle est même devenue remarquablement résiliente.

Les secrets de la résilience urbaine

En plus d’une relocalisation radicale de la production et d’une sécurisation des ceintures périurbaines, la clé de la résilience alimentaire de Constantinople a été la diversité : diversité des groupes sociaux travaillant ensemble, diversité d’ethnies, diversité de productions, et diversité d’organisations (petits jardins familiaux, fermes urbaines, grands vergers, etc.)… le tout formant un grand réseau complexe.

Les terres appartenaient principalement à l’aristocratie, aux monastères, aux paysans des oikos, et dans une moindre mesure aux habitants, dont les plus pauvres, qui dépendaient presque exclusivement de leurs mini-jardins urbains (la richesse des élites venait surtout des importations). Les aristocrates et les monastères avaient pour habitude de se louer ou de se prêter leurs terres, mais aussi de les louer à des citadins et à des paysans pauvres, formant ainsi un jeu complexe de règles. Ce partage des terres et cette gestion collective des parcs, des jardins communautaires et des jardins familiaux, que les historiens appellent les « communs verts urbains » (Urban Green Commons), sont l’un des points essentiels de toute résilience urbaine [5].

Pour Stephan Barthel, l’autre grand pilier de la résilience urbaine est la capacité à garder et à transmettre à travers les siècles les connaissances et les savoir-faire (par exemple dans le cas de Constantinople, sur la culture de la vigne, de l’olive, de l’apiculture, de la pêche, etc.). C’est ce qu’il appelle la mémoire « socioécologique », celle qui se construit par l’expérience et la pratique des crises.

Mais aujourd’hui, qui se souvient qu’au cours du XXe siècle, les jardins urbains ont sauvé des millions de vies dans les pays industrialisés, après la crise économique des années 1930 et pendant les guerres mondiales [6] ? Le drame est que nous avons perdu notre mémoire socioécologique. En seulement deux générations, nous sommes devenus amnésiques.

Un « Victory Garden », ou jardin de la victoire, à Londres, vers 1943. Le jardin a été aménagé dans un trou d’obus.

Or, les jardins familiaux urbains, les objets qu’ils contiennent et les processus sociaux qu’ils permettent sont justement des dispositifs collectifs pour maintenir les mémoires socioécologiques : sur les manières de cultiver des aliments sous contrainte urbaine ou de faire face aux pénuries alimentaires.

Nos villes modernes

Les systèmes alimentaires urbains modernes ressemblent à la Constantinople du début… en plus vulnérable ! Grâce aux combustibles fossiles et à la mondialisation, les flux d’aliments sont devenus extraordinairement rapides, fluides, homogènes (et donc efficaces). Mais, ce qu’ils ont gagné en efficacité, ils l’ont perdu en résilience. Pire, ces « progrès » ont non seulement érodé notre mémoire collective et détruit des milieux de vie, mais ils ont aussi réduit à néant les réseaux complexes de jardins urbains et bétonné les meilleures terres agricoles, souvent situées en ceintures périurbaines. Tous ces facteurs se combinent aujourd’hui pour accroître considérablement le risque de pénurie alimentaire.

L’agriculture urbaine a fait partie intégrante des villes pendant des millénaires, et nourrit encore des millions de citadins à travers le monde. Dans les pays fortement industrialisés, elle émerge à nouveau sous forme de petits jardins agroécologiques et de grandes fermes urbaines verticales ultra-technologiques (qui ne sont pas soutenables). C’est encore timide, mais avec le siècle de catastrophes qui s’annonce, ce mouvement n’est pas à négliger ou à balayer d’un revers de main sous prétexte que c’est une lubie de petits bourgeois en mal d’oxygène. Il est même à renforcer. Il en va de la sécurité alimentaire des populations.

L’agriculture urbaine et périurbaine offre le minimum vital aux plus démunis, renforce les liens sociaux entre citadins, et préserve la santé mentale des citadins ! En effet, il est maintenant largement admis que le fait de se couper du monde vivant accroît les risques de dépression, d’obésité, d’anxiété et de schizophrénie, et génère pour le corps et l’esprit des situations de stress permanent, de solitude et d’insécurité. Pour Stephan Barthel, « la production agricole n’est donc pas “l’antithèse de la ville” — comme le suggère la compréhension moderne de l’urbanisme —, mais, dans bien des cas, une activité parfaitement urbaine. » [7]

Finalement, la grande leçon de l’Histoire est qu’une ville ne peut songer traverser les aléas et les chocs si elle se déconnecte de son environnement. Les clés de la résilience sont des systèmes d’approvisionnement locaux et diversifiés, une (auto)gestion partagée et multiétage des communs, des technologies douces (low tech), et des stocks massifs d’eau et de nourriture. Il est temps de mettre tout cela en place, car nos villes prétendument « connectées » ne sont absolument pas prêtes à vivre d’autres pandémies ou d’autres chocs systémiques. Et d’ailleurs, sans parler de catastrophes, quel est le meilleur moyen de faire durer une grève générale… pendant huit ans ?

Par Pablo Sevigne, source link
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