Dunkerque, pionnière de la tarification écologique et sociale de l’eau potable
Dans le Nord, le Dunkerquois expérimente depuis 10 ans une tarification progressive de l’eau. Un dispositif de justice sociale et écologique, qui peine à se répandre en France.

Lille, correspondance

L’eau essentielle, l’eau utile, et l’eau de confort. Entre ces trois tranches — les 80 premiers m³, de 80 à 200 m³ et puis au-delà —, trois tarifs croissants.
Lancé le 1ᵉʳ octobre 2012 [1], ce dispositif fut l’un des premiers adoptés en France. Mais c’est dès 2010 que le Syndicat de l’Eau du Dunkerquois et la Communauté urbaine de Dunkerque, alors présidée par Michel Delebarre (PS), ont travaillé avec leur délégataire Lyonnaise des Eaux (aujourd’hui Suez) sur une tarification progressive.

« La tarification progressive est couplée à un tarif préférentiel (0,33 € le m³) sur la première tranche pour les foyers bénéficiant de la Complémentaire santé solidaire (CSS) », dit Fabrice Mazouni, directeur du Syndicat de l’Eau du Dunkerquois .

Résultat ? « Avec ce dispositif, 80% des usagers sont gagnants, résume Bertrand Ringot, président du syndicat de l’eau du Dunkerquois depuis 2014 et maire de Gravelines (PS). Les 20 % restants, qui sont les plus gros consommateurs, permettent au distributeur (ici Suez) d’équilibrer ses comptes. » « Je leur fais confiance pour s’en sortir », sourit Daniel Ducrocq, le président de l’association Consommation Logement Cadre de Vie (CLCV) Grande-Synthe, en rappelant que « l’eau ne doit pas remplir les poches de quelques-uns ».

Une consommation « en dessous de la moyenne nationale »

Le dispositif s’accompagne depuis le début d’une politique d’éducation à l’environnement qui a également permis aux habitants du Dunkerquois [2] de réduire leur consommation : « Nous atteignons désormais une consommation annuelle de 67 m³. Cela nous situe en dessous de la moyenne nationale qui est supérieure à 80 m³ », se félicite Fabrice Mazouni.

Cette tarification sociale a été mise en place avant la loi Brottes [3] de 2013 qui a permis à d’autres collectivités de rejoindre l’expérimentation à travers des politiques variées : aides forfaitaires, tarification sociale, aides au paiement des factures par l’intermédiaire des Centres communaux d’action sociale, ou via un fonds de solidarité…

Un dispositif qui s’étend

Au fil des ans, le dispositif s’est amélioré : « En 2018, nous avons établi un nouveau contrat pour passer la première tranche de 75 m³ à 80 m³ afin d’englober plus de foyers », explique le directeur du Syndicat. Et grâce à une convention avec la Caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) du Nord, la collectivité a pu obtenir la liste des bénéficiaires de la CSS, qu’il fallait bien identifier. « Nous avons veillé à ce que les foyers les plus précaires soient effectivement ciblés, souligne Daniel Ducrocq de la CLCV. Car il y a encore 4 ou 5 ans, moins de 20 % des personnes susceptibles d’en bénéficier étaient touchées. »

Autre lièvre soulevé par l’association de défense des consommateurs : la taille du foyer. Au début de l’expérimentation, un chèque eau était proposé aux foyers de plus de cinq personnes (un par personne supplémentaire) : « Mais il était peu utilisé car il nécessitait une démarche de la part de l’usager, rapporte le directeur du Syndicat de l’eau. D’où le travail mené actuellement en partenariat avec la CAF pour automatiser le dispositif et y intégrer la taille du foyer. Nous espérons mettre en œuvre cette dernière modulation au plus tard en 2023. »

Le frein de l’accès aux données

L’accès aux données détenues par les administrations de Sécurité sociale constitue un frein majeur à la mise en place de ces tarifications. Pourtant, le Code général des collectivités territoriales et celui de la Sécurité sociale prévoient que les organismes de Sécurité sociale fournissent les données nécessaires pour identifier les foyers bénéficiaires aux services chargés de la mise en œuvre d’une politique sociale de l’eau.

Mais dans les faits, les services publics d’eau et d’assainissement peinent à obtenir ces données, comme en Vendée où la CPAM refuse de transférer les fichiers actualisés des bénéficiaires au service Vendée eau depuis la fin de l’expérimentation [4].

Organisation territoriale

« C’est à chaque territoire de s’organiser au mieux avec ses atouts et d’investir pour mieux gérer l’eau, et pas seulement l’eau potable, afin de pouvoir lutter contre les crises », observe Nicolas Imbert, qui dirige l’ONG Green Cross en France, investie dans la thématique de l’eau. Mais trop peu mènent une politique volontariste et les expériences menées manquent clairement de visibilité. La tarification écosolidaire répond pourtant à l’un des 17 objectifs de développement durable adoptés par l’ONU en 2015 : l’accès de tous à des services d’alimentation en eau et d’assainissement gérés de façon durable.

« La prise de conscience n’est peut-être pas uniforme pour tous les territoires mais c’est un sujet qui émerge et il y a une vraie dynamique autour de l’eau », estime Fabrice Mazouni. « Nous allons chercher notre eau à 40 km d’ici, dans l’Audomarois, donc l’eau est une préoccupation que nous avons toujours eue en tête », explique par exemple Bertrand Ringot.

Mise en place onéreuse

Le bilan du dispositif Brottes, qui s’est achevé en avril 2021, est plus que mitigé : les collectivités ne se sont pas massivement emparées de cette possibilité comme le rapporte la mission « flash » sur le bilan de l’expérimentation d’une tarification sociale de l’eau datée du 23 février 2022. Pourquoi ? Les raisons sont multiples. Déjà, elles coûtent cher à mettre en place, 180 000 € pour le Syndicat de l’Eau du Dunkerquois : « Outre le temps passé, il y a eu un plan de communication, deux années d’étude avant la mise en place de la tarification, indique Fabrice Mazouni. Et la gestion complémentaire de la facturation génère un surcoût de 1,5 centime par m³ d’eau. » Un coût que des territoires ruraux, ne bénéficiant pas comme le Dunkerquois de recettes liées aux industries, ne peuvent assumer.

D’autres obstacles sont évoqués, comme la gestion des données personnelles ou l’individualisation des compteurs. « Nous sommes passés à côté de nombreuses personnes au lancement du dispositif, souligne Daniel Ducrocq, mais aujourd’hui, nous en sommes à 82 % de compteurs individuels sur l’agglomération. » En décembre 2019, la loi Engagement et proximité a pourtant pérennisé ces possibilités de tarification sociale et mis à la disposition des collectivités une boîte à outils pour favoriser l’accès de tous à l’eau. Mais sans volonté politique forte…

Le réseau, un investissement crucial

La réflexion dépasse la seule distribution d’eau potable qui représente tout au plus un tiers de la facture. « Ce qui coûte cher, c’est le traitement de l’eau et l’entretien : or, les vendeurs d’eau ne sont pas souvent pressés de remettre à neuf les canalisations qui doivent l’être », souligne Daniel Ducrocq qui n’hésite pas à titiller Suez lors de réunions. Le syndicat de l’Eau du Dunkerquois en est conscient : « Nous investissons 3 à 4 millions chaque année pour la qualité du réseau, indique son président. Notre rendement est de 93 %, ce qui nous classe parmi les meilleures collectivités même si ce ne sont pas des données très visibles pour la population. » Selon la mission « flash », 40 % des réseaux ont plus de 50 ans (pour une durée de vie comprise entre 60 et 80 ans) et le taux de rendement moyen des réseaux de distribution d’eau potable s’élève à 80,4 % en 2019, avec certains rendements inférieurs à 50 % dans des petits services ruraux.

Par Fanny Magdelaine (publié le 29/08/2022)
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