Emprunts toxiques. Les banques une nouvelle fois condamnées
À la fin de l’année 2013, la tentative félonne du gouvernement de faire valider rétroactivement les contrats de prêt illégaux, car dépourvus de TEG, a été à juste titre sanctionnée par le Conseil constitutionnel. Il faut se rappeler qu’à l’occasion du démantèlement de Dexia, le gouvernement avait fait reprendre un encours de 10 milliards d’euros de prêts toxiques de cette banque par la Société de financement local (SFIL), une structure publique spécialement créée à cet effet. Lorsqu’il a constaté que les tribunaux sanctionnaient les banques qui n’avaient pas mentionné de TEG dans leurs contrats et leurs fax de confirmation, le gouvernement a tenté de réduire à néant cette jurisprudence en proposant une loi de validation rétroactive des contrats illégaux afin d’exonérer les banques et renvoyer la prise en charge du surcoût des emprunts toxiques aux acteurs publics locaux. Mais les juges poursuivent leur travail. En voici pour preuve deux récents arrêts.

1) Royal Bank of Scotland contre Lille Métropole Communauté Urbaine

Le 28 janvier 2014, le tribunal de grande instance de Paris a infligé un nouveau camouflet aux banques et au gouvernement en condamnant Royal Bank of Scotland (RBS), assignée par l’établissement public de coopération intercommunale (EPCI), Lille Métropole Communauté Urbaine (LMCU).

Le litige portait sur trois contrats de swap |1| passés avec RBS pour couvrir les risques de taux de trois contrats de prêt signés respectivement avec Depfa Bank et le Comptoir des Entrepreneurs, Dexia, et le Crédit Agricole. Or, au lieu de protéger LMCU en minorant son exposition aux risques de taux, ce qui doit être précisément l’objet des contrats de couverture, les swaps ont au contraire accentué le risque, et le coût élevé des soultes pour les dénouer a privé la collectivité de la possibilité de sortir de ces contrats. Ces swaps reposaient en effet sur une structure de taux particulièrement complexe car leurs taux respectifs étaient déterminés par un différentiel entre un taux long et un taux court, un différentiel issu du taux de change de plusieurs monnaies (euros, franc suisse, dollar), enfin un différentiel entre l’inflation européenne et l’inflation française.

Dans son jugement, le TGI a écarté plusieurs arguments avancés par LMCU. Il a rejeté la demande d’annulation des contrats |2| en considérant qu’il n’y avait eu ni dol, ni erreur, ni cause ou objet illicites. Il a également considéré que ces contrats ne violaient pas l’article L. 5215-19 du code des collectivités territoriales selon lequel « le conseil de la communauté urbaine règle par ses délibérations les affaires qui sont de la compétence de la communauté urbaine ». Il a aussi estimé que la signature de contrats d’échange de taux par la communauté ne s’inscrivait pas dans des activités spéculatives mais dans « une politique de gestion active de la dette de la collectivité, visant à prévenir les évolutions de taux qui lui seraient défavorables, afin de limiter la charge financière qu’elle supporte ». Le tribunal a également considéré que les swaps litigieux n’avaient pas pour objet de procurer des ressources non autorisées à la collectivité. Enfin, il a estimé que la communauté a recouru de façon valable aux instruments de couverture et n’a pas apporté la preuve de la non-conformité des contrats à la circulaire interministérielle du 15 septembre 1992, « en elle-même dépourvue de valeur normative », a cru utile de préciser le TGI.

Le tribunal a également rejeté la demande de résolution judiciaire |3| des trois contrats par LMCU qui avançait un manquement aux devoirs d’information, de conseil et de mise en garde de la banque à laquelle il était également reprochée la mauvaise foi dans la conclusion et l’exécution des contrats. Pour le TGI, les manquements aux devoirs d’information, de conseil et de mise en garde ne peuvent être invoqués en l’espèce car ils concernaient des obligations précontractuelles, l’article 1184 du code civil spécifiant qu’un contrat ne peut être résolu judiciairement qu’en cas d’inexécution d’une obligation contractuelle |4|. Le tribunal n’a pas non plus retenu la mauvaise foi.

En revanche, le TGI de Paris a reconnu que RBS avait manqué à son obligation d’information en ne communiquant pas à la communauté la valorisation des swaps |5| à la date de leur conclusion. Pour le tribunal, « cette valorisation était […] un élément d’information important et pertinent ». Le tribunal a repris le point de vue de la Cour des comptes développé dans son rapport annuel 2009, selon lequel « la valorisation des instruments de couverture constitue le seul moyen de comparer les offres bancaires au moment de leur souscription, et […] permet de corriger un taux en apparence bonifié en tenant compte des anticipations du marché concernant l’évolution variable de l’indexation sur la durée totale de l’opération ». Pour la Cour des comptes, cette valorisation est également le seul moyen d’apprécier les conditions auxquelles la collectivité peut réaménager ou couvrir une position d’emprunteur devenue défavorable, et « permet de rétablir la symétrie de l’information entre le prêteur et l’emprunteur ».

Le tribunal a également relevé que la conclusion de l’un des trois contrats, le swap n° 1, mettait en évidence un manquement de RBS à son devoir de conseil. Après avoir relevé que ce contrat portait sur un notionnel |6| très important, avait une durée de treize ans et présentait la particularité d’être décalé dans le temps, ce qui augmentait la difficulté de la prévision, le juge a considéré qu’il comportait « du côté du taux reçu [c’est-à-dire du côté de la communauté], le risque de ne rien recevoir en cas d’appréciation de l’euro par rapport au franc suisse », ce qui a suffi à ses yeux « à rendre l’échange défavorable ». Le juge a également souligné que « RBS […] n’a à aucun moment indiqué quel était l’intérêt pour LMCU, par rapport au contrat de couverture existant déjà entre les parties, de l’ajout de cette indexation ». Il s’ensuit donc pour le TGI que « la société RBS a manqué à son devoir de conseil ». Pour le tribunal, « le préjudice résultant des manquements aux devoirs d’information et de conseil ne peut être égal à la valeur de remplacement des contrats, mais consiste dans la chance qu’a perdue LMCU de conclure des contrats d’échange de taux à de meilleures conditions, si elle avait été mieux informée, et pour le swap n° 1, mieux conseillée. »

Le TGI n’a pas chiffré le préjudice mais a considéré « qu’une tierce personne pourrait être désignée, afin d’entendre les parties et confronter leurs points de vue, pour trouver une solution, pour les points restant à trancher ». Avant de se prononcer sur l’évaluation du préjudice et le surplus des demandes des parties, le juge a invité les parties à donner leur avis sur l’organisation d’une mesure de médiation judiciaire.

2) Société Générale contre Société Minière Georges Montagnat

Une autre décision de justice est également intéressante à analyser pour notre sujet et elle est à rapprocher de la décision que nous venons de présenter. Il s’agit d’un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 26 septembre 2013 condamnant la Société Générale pour défaut d’information, de conseil et de loyauté dans une affaire de dérivés souscrits par la Société Minière Georges Montagnat (SMGM).

En 2005, alors que les prix du nickel sont orientés à la hausse, la banque avait fait souscrire à la SMGM des produits de couverture contraires afin de la protéger contre les évolutions du cours du nickel. En l’occurrence, la SMGM avait acheté à la Société Générale des options de vente (appelées « puts » dans le jargon financier) se déclenchant si les prix tombaient sous un certain seuil. Mais dans le même temps, la banque avait acquis de son côté auprès de cette même SMGM des options d’achat (appelées « calls » dans la même langue précitée) activables si les cours grimpaient au-delà d’un seuil fixé, la banque pouvant dans cette situation facturer à son client le différentiel de tarif. C’est précisément ce qui s’est produit. Lorsque les prix du nickel ont augmenté en 2006 avant d’exploser en 2007, la SMGM n’en a pas profité car la banque a fait jouer ses options d’achat et a retiré pour elle seule tous les bénéfices consécutifs à la hausse du prix du nickel.

Le seul avantage de la souscription de deux options contraires pour la société minière était de ne pas régler de prime lors de la mise en place de la couverture. Or la banque, qui n’a informé sa cliente que sur la stratégie d’options contraires, aurait dû lui proposer également une stratégie d’option sèche lui permettant de vendre le nickel à un tarif minimum garanti.

La Cour a également souligné que la Société Générale n’a pas fait connaître à son client la façon dont elle se rémunérait sur ses opérations de couverture. « Il n’y a eu ni commissions, ni prime versée par la SMGM lors de leur mise en place, mais une rémunération implicite perçue par la banque sur le flux financier maximum que la couverture était susceptible de générer et qui a été estimée par le consultant nommé par les premiers juges à la somme de 912 059 dollars », précise l’arrêt.

La Cour d’appel n’a pas prononcé la nullité des contrats, car elle n’a retenu ni le dol, ni le manquement au devoir de mise en garde, mais elle a donné raison à la SMGM en relevant que « la Société Générale n’a pas informé la SMGM des modalités de sortie des positions de couverture et de l’existence d’une stratégie d’option sèche (...) ni du coût de la couverture qui (...) affecte la pertinence de la stratégie choisie ». Pour la Cour, la banque « a le devoir d’informer son client de la manière dont elle va se rémunérer pour sa prestation même dans le cadre d’opération à prime nulle par loyauté et transparence ». La Société Générale aurait dû ainsi dévoiler la marge qu’elle était en mesure de réaliser dès la conclusion des contrats d’option. Elle a été condamnée à verser à la SMGM 9 millions de dollars.

Charlotte Valette, consultante à Seldon Finance, et Olivier Poindron, avocat de la société Fidal, ont réalisé une analyse intéressante de cet arrêt |7| en soulignant que l’argumentaire de la SMGM était identique à celui développé par plusieurs collectivités locales devant les tribunaux. Ils ont également réalisé un tableau comparatif entre l’affaire SMGM et une affaire concernant une collectivité locale qui aurait souscrit un prêt toxique l’exposant au risque d’une hausse du franc suisse par rapport à l’euro. Pour les deux juristes, « le raisonnement [de la Cour d’appel] repose sur la « vente implicite » d’options par la SMGM à la banque, il est donc transposable aux « prêts structurés », qui reposent également sur la vente d’options par une collectivité à la banque. » Les auteurs soulignent également dans leur conclusion un élément fort intéressant : « la Cour d’appel de Paris a jugé non avertie la société SMGM en matière de dérivés de nickel, alors même que :
- cette société avait déjà conclu des opérations dérivées ;
- son dirigeant était un ancien banquier. »


3) Les conséquences de ces décisions de justice

Ces deux arrêts sont riches d’enseignements.
Ils démontrent que les banques appliquent indifféremment aux collectivités et aux entreprises une même politique commerciale d’offre de produits toxiques.
Ils mettent en évidence que les banques sont coupables des mêmes manquements : défaut d’information et défaut de conseil.
Ils soulignent la nature spéculative et risquée des produits structurés et dérivés proposés (reposant notamment sur le cours des monnaies ou des matières premières) que les banques font souscrire aux collectivités. Dans le cas de LMCU, les trois contrats de swaps souscrits par la communauté en 2007 supposés couvrir les risques de taux de prêts se sont révélés extrêmement dangereux.
Ils révèlent au grand jour la vocation de ces produits qui n’est pas de couvrir les risques des acteurs publics ou privés qui les souscrivent, mais de rémunérer grassement les banques qui les leur proposent. Ainsi, l’emprunt souscrit en 2001 par LMCU avait déjà fait l’objet de 6 swaps, avant le nouveau contrat de swap passé en 2007.

La complexité des produits structurés et dérivés, l’opacité qui entoure leur mise en place, font ressortir que les banques prennent soin de dissimuler leur marge à leurs clients. Au vu de cette situation, le maintien du secret bancaire apparaît de plus en plus injustifiable.

Le jugement et l’arrêt que nous venons de présenter viennent s’ajouter à d’autres décisions favorables pour les collectivités. La jurisprudence qui se construit doit encourager les acteurs publics locaux et les collectifs de citoyens à poursuivre et à intensifier leur légitime lutte contre les banques qui ont commercialisé des emprunts toxiques.

Notes
|1| Un swap est un contrat qui consiste pour deux parties à échanger des flux financiers (par exemple des flux d’intérêts calculés sur un taux fixe contre des flux d’intérêts calculés sur un taux révisable).

|2| Lorsqu’une condition essentielle de formation d’un contrat n’est pas remplie, le juge peut prononcer l’annulation du contrat. Cette décision a un effet rétroactif, on considère que le contrat n’a jamais existé et s’il a commencé à produire ses effets, tout doit être rétabli dans l’état où les cocontractants se trouvaient avant la passation du contrat. Dans le cas de LMCU.

|3| La résolution judiciaire intervient lorsque l‘un des cocontractants n’a pas rempli l’une de ses obligations principales. Dans une telle situation, le juge met un terme au contrat, généralement de façon rétroactive.

|4| Les juges ont considéré que l’annulation ne pouvait être prononcée car le défaut d’information et de conseil ne concernaient pas la conclusion et l’exécution des contrats, mais la phase précontractuelle qui les précédait, et que de ce fait, LMCU ne pouvait prétendre qu’à des dommages et intérêts.

|5| La valorisation (ou pricing) d’un swap consiste à déterminer à un moment donné la valeur actualisée des flux à recevoir et la valeur actualisée des flux à payer. Ce calcul, effectué aux taux de marché du moment (« mark-to-market »), permet de connaître le gagnant de l’opération.

|6| Le montant du swap qui sert de base au calcul des intérêts s’appelle le nominal. Ce montant est notionnel, c’est-à-dire qu’il n’est pas échangé.

|7| http://www.seldon-finance.com/contr...

Par Patrick Saurin

Lire sur le site du cadtm (20/02/2014)