En Polynésie, des « jachères de la mer » au secours des lagons
Ce système traditionnel de jachère appliqué aux lagons connaît un regain d’intérêt du fait de ses bienfaits écologiques et vivriers.

Teahupo’o (Tahiti, Polynésie française), reportage

Sur les plages de Teahupo’o, à Tahiti, un masque et un tuba suffisent pour émerveiller les plongeurs amateurs. À quelques mètres du rivage, coraux et animaux marins cohabitent dans d’immenses forêts sous-marines qui parsèment le lagon. Mais cet espace fragile subit de plein fouet les activités humaines. Pour le protéger, les habitants ont ressuscité une pratique traditionnelle, le rahui.

En 2014, ils ont été les premiers de toute la Polynésie française à remettre en place ce système de jachère des lagons. Aujourd’hui, le pays en compte plus d’une vingtaine. À Teahupo’o, autorités locales et pêcheurs ont, ensemble, désigné un espace où toute activité humaine est désormais proscrite. Une réelle régénération des ressources marines s’opère ainsi, améliorant les rendements des pêches sur l’ensemble du lagon.

En empruntant l’unique route de l’île, Teahupo’o est accessible en une heure depuis la capitale, Papeete. Ce petit village de pêcheurs est mondialement connu pour sa vague imposante. Chaque année, elle attire des milliers de surfeurs et oriente, en partie, la vie économique locale. Des panneaux « taxi boat » et « pensions » parsèment le village. Mais cette activité touristique et économique n’est pas sans conséquence. « Ici, il y avait des coraux de toutes les couleurs », se désole Peva Levy, en désignant du doigt le lagon bleu azur qui borde sa maison. Ce biologiste marin à la retraite a passé sa vie à étudier la faune et la flore des lagons. Observant leur déclin, il s’est engagé dans les années 2000 au sein d’une association locale de défense de l’environnement jusqu’à obtenir la création d’un rahui drastique.


Le rahui à la carte

Les rahui sont un modèle que les communes adaptent à leurs besoins. À Teahupo’o, les pêcheurs ont convenu d’un tapu, un espace inviolable. D’autres communes n’appliquent des restrictions que sur certaines espèces. D’un rahui à l’autre, la durée de l’interdit varie, de quelques mois à plusieurs années. Pour l’heure, il n’a pas été fixé de date de fin pour celui de Teahupo’o. La zone définie s’étend sur 768 hectares, soit près de 1 100 terrains de football.

« On a choisi cet espace, car c’est ici que les poissons viennent faire leur croissance après l’éclosion des œufs, plus au large, explique Peva Levy, enthousiaste. On laisse la nature faire. Dans l’idéal, on souhaiterait que le tapu reste indéfiniment. » Avant de concéder : « J’aimerais quand même que l’on puisse parfois faire des missions d’observation, pour étudier l’évolution de la biodiversité et voir si il n’y a pas des espèces qu’il faudrait réintroduire. »

Car le rahui de Teahupo’o fait partie des plus contraignants de la Polynésie, selon Donatien Tanret, responsable de la Polynésie pour Pew et Bertarelli, une fondation philanthropique accompagnant les projets de rahui. « Chaque communauté locale met en place un projet qui lui convient. Mais ce que l’on observe, c’est que toutes les communes s’orientent vers un rahui qui interdit toute forme de pêche, qui protège mieux les écosystèmes et est plus simple à contrôler », explique-t-il.

Une pratique ancienne pour des problématiques modernes

Étymologiquement, le rahui et le tapu portent le même sens, l’interdit. Mais à l’inverse du rahui, qui est imposé par les humains, le tapu renvoie à un interdit sacré, décidé par les dieux. Car ces pratiques locales sont chargées d’une importante dimension culturelle et historique.

Les premières traces attestées de rahui datent de plus de 1 000 ans. Son rôle alors n’était pas de préserver l’environnement. « Les sociétés polynésiennes sont de tradition orale, la pratique du rahui servait à immortaliser des moments importants en les marquant dans l’espace. Ce pouvait être la fin d’une guerre, par exemple », explique Tamatoa Bambridge, directeur de recherche au Criobe, du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) en Polynésie française. Cet anthropologue est également membre du Rahui Center, qui accompagne les projets de rahui en Polynésie. Il étudie la question depuis la fin des années 2000. Courante chez les peuples polynésiens, la pratique a disparu dès les premières heures de la colonisation, sous la pression des missionnaires. « Dans les années 1990-2000, on a observé un renouveau des pratiques traditionnelles », note Tamatoa Bambridge.

Ce renouveau s’observe dans l’ensemble du triangle polynésien, qui s’étend de la Nouvelle-Zélande à Hawaï et jusqu’à l’Île de Pâques. Aujourd’hui, l’anthropologue accompagne quatorze projets dans l’ensemble de la Polynésie française, mais il a également eu l’occasion de travailler avec des communautés maories à Hawaï ou en Nouvelle-Zélande. Ce réveil culturel s’est ainsi couplé à une volonté de sauvegarder les écosystèmes, qui a émergé à la même période. « Il est certain que le rahui parle plus aux Polynésiens que les concepts occidentaux », dit Donatien Tanret.

Partage des ressources et convoitises

S’il présente de nombreux avantages écologiques, pour les pêcheurs, l’intérêt du rahui réside surtout dans l’effet de débordement : « Avec la concentration de la biodiversité en un même espace, il y a un effet de saturation et les poissons finissent par s’implanter dans tout le lagon », explique Donatien Tanret.

Ainsi, si les pêcheurs voient leur zone d’activité réduite, ils bénéficient à terme d’une augmentation des rendements et de la qualité des prises. Dans certaines communes, la mise en place d’un rahui peut également être un outil pour assurer la sécurité alimentaire. « Sur l’île de Rapa, le rahui est parfois ouvert durant une journée, et les prises sont redistribuées entre les habitants », explique Tamatoa Bambridge. Mais, avec l’abondance des ressources, viennent parfois les convoitises et le braconnage.

Pour faire respecter le tapu de Teahupo’o, une association de surveillance a été créée en 2021. Peva Levy en est l’un des huit membres. Une fois par semaine, il se rend de nuit aux abords du rahui pour surveiller le lagon et tenter d’appréhender les braconniers. « Ils viennent des communes voisines, parfois même de Teahupo’o. On sait qu’ils pêchent ici parce que leurs poissons sont beaucoup plus gros que ceux des autres. Pour l’instant, on n’arrive pas à les pincer. Souvent, la nuit, on voit des lumières dans le lagon, mais elles disparaissent dès que l’on met le bateau en route », se désole-t-il.

Une organisation décentralisée qui s’exporte

Dans la conduite de leur projet, les communautés peuvent être accompagnées par le Rahui Center, dirigé par Tamatoa Bambridge. « Ce sont les habitants qui fixent leurs propres règles selon leurs besoins. Nous, on ne fait que les accompagner », décrit-il.

Le pays de Polynésie lui-même n’est pas nécessairement consulté. « Rapa a mis en place le rahui sans demander aucune autorisation, simplement parce que les habitants estimaient que c’était nécessaire pour éviter que les populations de poissons ne continuent à décroître, dit l’anthropologue. De plus, ils ont un système qui oblige chaque membre de la communauté à s’impliquer pendant au moins deux ans dans le comité de gestion. C’est vrai que c’est plus simple chez eux, puisqu’il sont 600. »

Selon lui, la décentralisation est une importante clé de réussite de ces projets de préservation. « En France, les parcs marins ont une gestion centralisée, ils sont placés sous l’autorité du préfet », rappelle-t-il lorsque la question de la création d’un système similaire en France est évoquée. Il affirme que le rahui en tant que tel est propre à la Polynésie, mais que cette gestion décentralisée gagnerait à s’exporter. Pour travailler dans ce sens, le Rahui Center est en relation avec différentes populations. « Nous travaillons actuellement avec des Inuits, des Hawaïens et des populations en Argentine. Notre objectif est de leur apporter une méthode de gestion décentralisée qu’ils pourront ensuite s’approprier. »

Par Paul Berger (publié le 21/06/2022)
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