Evo Morales: « Aux multinationales, nous laissons 18 %, et nous gardons 82 %. Avant, c’était l’inverse ! »

À l’occasion de la visite en France, les 12 et 13 mars passés, d’Evo Morales, président de la Bolivie, l’hebdomadaire français L’Humanité Dimanche s’est entretenu avec lui. L’occasion pour l’un des emblématiques chefs d’État de gauche du continent latino-américain de parler de révolution citoyenne, de conquêtes sociales, d’émancipation de la tutelle américaine…

Vadim Kamenka, Jean Ortiz et Fabien Perrier pour L’Humanité Dimanche

Le président Chávez, ce « grand rédempteur des pauvres », est « plus vivant que jamais même s’il laisse un grand vide. La lutte de libération continue. J’ai confiance dans les mouvements sociaux », a assuré Evo Morales, à l’occasion de sa visite à Paris. « Il y a toujours eu de bonnes relations avec le Venezuela. »
« Je suis président depuis sept ans », explique celui qui a été largement réélu en 2009, avec 63 % des voix. « Nous avons permis la participation des secteurs les plus pauvres et du mouvement indigène, et la révolution se consolide. Pourquoi ? Parce que nous ne dépendons plus des manœuvres de l’ambassade des États-Unis. Le dernier ambassadeur américain conspirait contre nous, je l’ai expulsé. » Avant d’ajouter, en forme de boutade : « Ici, nous savons qu’il n’y a pas de coup d’État aux États-Unis parce qu’à Washington, il n’y a pas d’ambassade des États-Unis. Mais nous devons rester vigilants. Le coup d’État au Honduras (en 2009, un coup d’État mené par l’oligarchie et soutenu tacitement par les États-Unis a eu lieu au moment même où le pays faisait son entrée dans l’Alba et s’apprêtait à mener des réformes sociales, NdlR) a été un avertissement envers l’Alba (l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique, une initiative des chefs d’État de gauche latino-américains pour promouvoir une coopération économique, politique et sociale entre les pays du continent, NdlR). Depuis le Golpe (coup d’État, NdlR), aucun nouvel État n’a rejoint l’Alba. Les bases militaires américaines au Honduras auraient pu empêcher le coup d’État : elles l’ont soutenu. Avec Fidel (Castro, NdlR) d’abord, avec Hugo (Chávez, NdlR) ensuite, nous avons perdu la peur face à l’empire. Je suis arrivé à la conclusion que tant que nous vivrons dans le capitalisme, il y aura des inégalités, des injustices, de la pauvreté, de l’exclusion.
Avant, les bureaux du FMI se trouvaient au sein de l’édifice de la Banque centrale de Bolivie, à La Paz. Nous les avons mis dehors. Nous nous sommes libérés financièrement. Je crois à la complémentarité et non à la concurrence. Nous nous sommes décolonisés. »

L’économie au service du peuple

L’homme martèle la réussite « inédite dans l’histoire de notre pays » de ces scrutins, élections présidentielles, constituantes, référendum révocatoire, « tous gagnés à plus de 50, voire 60 % ». Grâce, souligne-t-il, « à nos mesures sociales » : « 1,3 million de personnes sont sorties de la grande pauvreté. En 2003, le taux de pauvreté atteignait 68,2 %. Aujourd’hui, il a considérablement diminué. Le taux de chômage n’est que de 5,5 %. La situation s’est tellement améliorée que nous assistons au retour de Boliviens qui avaient émigré. »
L’argent du gaz et du pétrole ? L’investissement public ? Tous les mauvais procès faits aux dirigeants du Sud, accusés, dans la presse diffusant le dogme libéral, de « privilégier le social aux dépens de l’économie », Evo Morales les balaie et revendique la dignité retrouvée de son pays.

Il n’y a pas de coup d’État aux États-Unis parce qu’à Washington, il n’y a pas d’ambassade des États-Unis.


« Au niveau économique, les investissements publics étaient de 600 millions de dollars en 2005. En 2013, ils seront de 6 milliards de dollars. La rente pétrolière est passée de 300 millions de dollars à plus de 4 milliards de dollars. Aujourd’hui, elle va au peuple. Elle n’est pas accaparée par une minorité parasite. Nous avons modifié les contrats avec les multinationales. Désormais nous leur laissons 18 % de profit et nous gardons 82 %. Avant c’était l’inverse. Nous avons renversé les choses. Et avec 18 %, c’est déjà très rentable. Sept millions de Boliviens sur onze ont un compte en banque. Nous ne sommes plus un État mendiant, colonisé. Nous avons récupéré notre dignité. Nous développons des projets productifs, la pétrochimie, le fer, le lithium… Nous avons établi un système de retraite universelle. Elle n’existait pas avant, et a changé la vie de dizaines de milliers de personnes. 800 000 adultes bénéficient d’une aide sociale appelée “rente dignité”. La loi de service financier oblige les banques à destiner une partie de leurs bénéfices annuels au développement économique et au combat contre l’exclusion sociale. » Il insiste en évoquant le « bonne santé financière » de son pays, « reconnue par les institutions internationales ».
« Je me suis rendu compte, glisse-t-il, que faire de la politique, ce n’est pas s’enrichir mais servir le peuple. » Dans « nos familles de dirigeants », celles dont la retraite ne signifie pas se recycler au service d’une multinationale ou d’un fonds d’investissement, « personne ne s’enrichit ». Et d’ajouter : « J’ai diminué mon salaire de 40 000 bolivianos à 15 000 bolivianos. Il y a des dirigeants syndicaux qui gagnent plus que le président mais cela ne me dérange pas. »
 

« Les services de base doivent être des Droits de l’homme, gérés par l’État »

 

Les révolutions en marche en Amérique latine peuvent-elles être des modèles alternatifs pour nous, Européens ?

Evo Morales. Chaque pays a sa spécificité. En Amérique latine, nous sommes tous différents. Mais, malgré nos différences, il est important de tendre vers l’égalité entre les êtres humains. Cela passe par le contrôle de l’État sur l’économie et les marchés financiers. L’État doit avoir un rôle régulateur. Il n’est plus possible que des richesses soient accumulées par une minorité au détriment du plus grand nombre et en essayant de liquider les acquis sociaux. Le modèle bolivien a une base économique : nous avons nationalisé les ressources naturelles et modifié ensuite les contrats. Quand nous avons nationalisé, les contrats sont devenus caducs.
Notre expérience, et c’est ce que nous essayons de montrer au monde, c’est que le pillage des ressources naturelles entraîne inégalités et injustices. Il faut davantage de gestion d’État et de contrôle public. Il ne faut pas reculer devant les investissements sociaux. Dès que nécessaire, l’État doit apporter des fonds pour le bien-être collectif. Il s’agit de la vie, de l’avenir de l’humanité. J’ai toujours dit que la politique devait être un service, un effort, un sacrifice, et davantage d’engagement au service du peuple.
 

Vous avancez la notion de « bien vivre » (bien vivir). Qui concerne-t-elle ?

Evo Morales. Le bien vivre signifie qu’il faut rechercher l’égalité, l’équilibre, car pour vivre mieux, on ne peut exploiter l’être humain ni porter préjudice à l’autre. Il faut une harmonie entre les hommes et la nature, la Terre Mère, la Pacha Mama. La Pacha Mama a plus de droits que l’homme car elle peut exister sans l’homme, mais l’inverse n’est pas possible. Cette logique est incompatible avec le capitalisme. Il est le pire ennemi de l’environnement. La meilleure façon de défendre l’homme, c’est de défendre d’abord la nature ; si nous détruisons la planète, à quoi sert de défendre les droits de l’homme ! L’avenir passe par des politiques sociales, nationales, et par le renforcement de l’intégration, sur la base de la complémentarité, de la solidarité et de la coopération. Nous avançons, contre les traités de libre-échange, la notion de « traité de commerce des peuples ».

« L’égalité entre les êtres humains passe par le contrôle de l’État sur l’économie et les marchés financiers.»

Pensez-vous que l’Europe fait ce qu’il faut pour sortir de la crise ?

Evo Morales. Je ne veux pas m’ingérer dans les affaires européennes. Mais je crois que le plus important est de consolider l’économie nationale, de développer des politiques sociales ambitieuses. Les services de base doivent être des Droits de l’homme et relever de la gestion et de la compétence des États. Nous voulons que l’eau, l’électricité, les télécommunications soient un bien commun, un droit humain universel, comme le prônent les Nations unies. Et surtout, il faut que l’État prenne une part importante dans l’économie nationale et garantisse le progrès social.

 

Evo Morales en quelques dates clef

1959 : Juan Evo Morales Ayma naît le 26 octobre dans l’Altiplano bolivien, en pleine cordillère des Andes, à Orinoca (département d’Oruro), dans une famille modeste de paysans amérindiens.
1988 : première participation au congrès extraordinaire de la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSTUCB).
1997 : Evo Morales est élu député lors des législatives sur la liste de la Gauche unie (Izquierda Unida), et siégera au Parlement sous les présidences du dictateur Hugo Banzer et Jorge Quiroga.
2002 : en janvier, le député est destitué par la Commission d’éthique du Parlement après s’être exprimé pour le droit des paysans à résister militairement aux attaques de l’armée. Quelques semaines plus tard, candidat à la présidentielle, il recueille 20 % des voix et apparaît comme l’alternative à gauche contre le président libéral Gonzalo Sánchez de Lozada.
2003 : d’importants mouvements sociaux éclatent, réprimés par le pouvoir, faisant une centaine de morts.
2004 : le Mouvement pour le socialisme (MAS), le parti de Morales, obtient 18 % des suffrages aux municipales et devient le premier parti.
2005 : le 19 décembre, Morales remporte la présidentielle, avec 53,7 % des voix.
2006 : le 22 janvier, il entre en fonction et devient le premier Amérindien à la tête du pays.
2009 : Le 6 décembre, Morales est réélu avec plus de 64 % des voix; le MAS détient la majorité absolue au Parlement.

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