Gratuité des bus à Aubagne, une expérience républicaine
Les communicants de l’agence [Anatome, à laquelle Aubagne a confié la promotion de son projet de bus gratuits] sont placés devant un dilemme qui touche au sens de la gratuité.

S’agit-il d’abord d’une modification tarifaire avantageuse qu’il faut faire connaître au grand public, d’une commodité financière et technique ? Beaucoup de collectivités s’orientent dans cette direction, qui s’appuie sur l’effet marketing éprouvé du mot « gratuit ». Faut-il au contraire présenter l’événement « comme un moyen nouveau et différent de se déplacer et de vivre ensemble », pour reprendre les termes de l’agence, et mobiliser les habitants « en changeant profondément leur perception de la fonction des transports en commun » ? Anatome et l’agglomération s’accordent pour aller dans cette seconde direction. Les mots et les images destinés à populariser la gratuité affirmeront le sens de la démarche, son sens politique et civique. « En nous proposant de l’inscrire au-delà d’une promesse économique, nous faisons de la gratuité le moyen de construire quelque chose de nouveau, explique Mme Carmen Alvarez, à l’époque directrice d’Anatome. C’est la promesse d’un nouveau contrat social. » Et pour répondre à cette exigence, Anatome ne chipote pas. La devise de la République est audacieusement convoquée et adaptée : liberté, égalité, gratuité. Ce fil va être suivi et décliné d’année en année. Ce choix présente deux caractéristiques qui le distinguent radicalement de la fiction publicitaire. D’abord, il emploie des mots dont la signification et les connotations sont claires, clairement politiques, clairement référées au projet républicain, sans la brume, ni le sucre, ni la mousse, ni les clins d’œil qui enfument la communication politico-commerciale.

Ensuite et surtout, il participe à cette transformation du service public en lui donnant un nom. Un nom juste : on ne force pas la réalité en affirmant que, dans le champ des déplacements, la gratuité donne plus de liberté, plus d’égalité. « Liberté, égalité, gratuité » est une signature apposée sur tous les bus depuis le premier jour de cette réforme. Les bus « liberté, égalité, gratuité » rappellent ainsi que les élus n’ont pas d’abord pour mission d’assurer la bonne gestion de la collectivité, mais de répondre, au nom du peuple, à la question : comment voulons-nous vivre ensemble ? Une bonne, une saine gestion est évidemment souhaitable et nécessaire. Mais les professionnels de l’administration sont là pour faire entrer dans les clous des choix d’un autre ordre, des choix politiques, qui s’imposent à leur savoir-faire et le mobilisent. La priorité démocratique du choix politique sur son application administrative est aujourd’hui contestée. (…) Fantaisie d’hurluberlus en contradiction flagrante avec les normes consacrées, la perspective de la gratuité soulève l’ironie. Laissons rire.

La gratuité est une affirmation de la souveraineté populaire sur l’usage des moyens publics. Elle prend corps grâce à l’adhésion du public. Les passagers des transports publics ne sont pas des colis à remettre en temps et en heure. Ils ne sont pas non plus les clients d’un service commercial. Il arrive qu’on réhabilite aujourd’hui le vocable d’usagers, tombé en désuétude depuis que le rapport marchand a été décrété viatique universel de l’accès aux biens. C’est un progrès. Ce terme respire la douceur du bon usage et nous rappelle que nous pouvons nous accorder aux choses. Si ça lui chante, le client d’un concessionnaire automobile peut détruire le véhicule qu’il vient d’acquérir. L’usager d’un bus public en respecte la fonction. Mais la gratuité voulue par les électeurs et mise en œuvre par leurs élus ouvre sur un engagement plus haut, qui touche à la façon dont nous organisons librement et à égalité la part publique et collective de notre existence. Ni colis ni clients, plus haut qu’usagers : citoyens des transports publics. Liberté, égalité, gratuité.

Cette affirmation de citoyenneté, qui ne cache rien de la réalité elle-même — la gratuité des bus — mais la place dans sa perspective politique, va se décliner d’année en année. Le 15 mai 2009, pour l’inauguration de la gratuité, des affiches largement diffusées proclament les quatre articles de la nouvelle façon de vivre ensemble : « Article 1 — tous les citoyens sont égaux devant le bus ; article 2 — chaque citoyen respecte l’environnement en prenant les bus de l’agglo ; article 3 — le droit à la convivialité est garanti pour tous les voyageurs des bus de l’agglo ; article 4 — nul ne peut ignorer que la voie de Valdonne et le tramway compléteront demain une offre de transports publics gratuits. (…) »

Cette insistance républicaine rompt avec une certaine dépolitisation de la parole publique. Souvent, les élus sont tentés de présenter leur bilan ou leur projet sous la forme d’un catalogue de « réalisations ». (…) C’est visible. C’est quantifiable. Promesses tenues ! En communiquant par priorité sur ces réalisations matérielles, les élus « vendent » non leur engagement politique, qui on l’espère n’est pas à vendre, mais leur capacité gestionnaire. L’action politique est alors configurée de telle sorte que l’élu se présente comme un fournisseur de mesures politiques et que l’électeur se vit comme son client. Si le client n’est pas content, il change de boutique. Consommateur de mesures politiques ou citoyen actif de la vie publique ? En signant les bus gratuits de la devise « liberté, égalité, gratuité », l’autorité publique ne « vend » pas un avantage fourni à la clientèle, mais elle invite le citoyen à produire par lui-même davantage de république, à se saisir de la mesure politique pour construire par lui-même un espace public à son image et à sa convenance.

Par Magali Giovannangelli 

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