Le modèle viennois de logement social, une inspiration pour défier la crise du logement en Europe
Avec ses petits immeubles et ses nombreux jardins privatifs, l’ensemble Schmelz, dans le 15e arrondissement viennois, ressemble à un lotissement de banlieue cossue. Et pourtant, il s’agit bien de logements sociaux. Wolfram Mack a grandi et vit encore ici. Le retraité loue un 95 m² pour 360 euros par mois, un prix en dessous de la moyenne des logements sociaux viennois, car il y habite depuis des décennies et n’envisage pas un seul instant de déménager  : «  C’est magnifique ici, c’est comme un village. On connaît tout le monde, on se sent en sécurité  », assure l’ancien entrepreneur en plomberie. «  Et puis, il y a 300 jardins en tout dans le lotissement ! On vit vraiment dans une oasis de verdure  ».

Schmelz est l’un des plus vieux ensembles de logements sociaux de Vienne, appelés «  communaux   » lorsqu’ils appartiennent à la municipalité. Un héritage de la période de «  Vienne la Rouge   », entre 1919 et 1934, où la capitale autrichienne se fait bâtisseuse  : au sortir de la Première Guerre mondiale, les conditions de vie sont désastreuses, de nombreuses personnes peinent à se nourrir, les plus pauvres s’entassent dans des logements insalubres.

Les sociaux-démocrates, arrivés au pouvoir en 1919 à Vienne, entreprennent alors un programme massif de construction de logements communaux, financé notamment par l’introduction d’un impôt pour les plus riches et une taxe sur les produits de luxe, comme le champagne ou sur certains loisirs. Résultat  : jusqu’en 1934, 60.000 logements sont construits. Mais cette politique va s’arrêter brutalement sous la période austro-fasciste – dictature mise en place en Autriche entre 1934 et 1938 – et nazie (1938-1945).

Vienne compte 220.000 logements communaux

De retour au pouvoir après la guerre, les sociaux-démocrates du SPÖ (Sozialdemokratische Partei Österreichs) reprennent cette politique  : entre 1945 et 1956, 50.000 nouveaux logements sortent de terre. Résultat  : Vienne compte aujourd’hui 220.000 logements communaux, soit un quart de l’ensemble du parc immobilier de la capitale. Et pour éviter la formation de «  poches de pauvreté  » ou de ghettos, ceux-ci sont répartis dans toute la ville, y compris dans le très touristique 1er arrondissement, à quelques pas de la cathédrale Saint-Étienne, attraction majeure de la Vienne historique.

Bien qu’ils soient à vocation sociale, ces logements ne sont pas seulement destinés aux plus pauvres, la limite de revenu pour y accéder est fixée à plus de 3.200 euros nets par mois, pour une personne seule.

    «  Ici, nous aimons dire que tout le monde peut vivre dans un logement communal : du chauffeur de taxi jusqu’à l’universitaire. »

«  Cela assure une mixité sociale et permet de développer un esprit de communauté  », assure à Equal Times Markus Leitgeb, porte-parole de Wiener Wohnen, le bailleur social de Vienne. «  L’adresse d’un habitant ne dévoile rien de ses revenus  », souligne-t-il.

En moyenne, les loyers de ces logements varient de 300 à 750 euros, du studio au 4-pièces. Une des raisons qui expliquent que leur attribution quasiment à vie soit parfois critiquée  : en effet, tout locataire peut rester dans son appartement et ce même si ses revenus augmentent et dépassent la limite.

60 % des Viennois vivent dans un appartement à loyer plafonné

Outre les logements communaux, la municipalité verse également des subventions à des promoteurs qui construisent, en échange, des habitations à loyers modérés, c’est le deuxième pilier de la politique viennoise. On compte ainsi dans la capitale 200.000 logements subventionnés. Ce qui fait qu’au total, près de la moitié du parc immobilier est constitué de logements sociaux et que 60 % des Viennois vivent dans un appartement à loyer plafonné, selon les chiffres de la municipalité. Une situation qui a un impact sur l’ensemble des prix des loyers, y compris dans le secteur privé  : pour se loger à Vienne, il faut compter 9,8 euros du m² en moyenne contre 27,8 euros à Paris ou 20,1 euros à Londres, selon une étude du cabinet Deloitte.

    «  Un très grand nombre de logements à Vienne dépendent des pouvoirs publics, qui maintiennent leurs loyers assez bas. Cela conduit à ce que l’ensemble des prix des loyers restent modérés par rapport à d’autres villes  », explique Markus Leitgeb.

Un modèle que pourraient suivre bien des villes. Berlin, a d’ailleurs annoncé, en septembre dernier, qu’elle rachèterait – pour environ 900 millions d’euros – 6.000 logements sociaux qu’elle avait vendus à des bailleurs privés en 2004… pour 400 millions d’euros  ! Vienne, elle, a toujours gardé la propriété de ses logements, maintenant ainsi des prix modérés. C’est l’une des raisons qui fait de la capitale autrichienne la ville la plus agréable au monde  : un titre attribué à Vienne l’an passé pour la dixième fois consécutive par le cabinet Mercer et pour la deuxième année consécutive par l’Economist Intelligence Unit, une cellule affiliée à l’hebdomadaire anglais The Economist.

Si le modèle viennois est vanté à juste titre, il n’est pas pour autant une recette miracle contre la pauvreté. «  Le logement social à Vienne ne s’adresse pas seulement aux pauvres ou aux très pauvres, il s’adresse aux travailleurs et en partie à la classe moyenne  », explique à Equal Times Christoph Reinprecht, sociologue à l’Université de Vienne. «  Aujourd’hui, les groupes aux revenus très faibles ont du mal à entrer dans ces segments. Ce n’est pas totalement inclusif.  » En résumé, «  le fait que le système du logement social soit si important aide à sécuriser le statut socio-économique d’une large partie de la population, en particulier ceux qui ont de faibles revenus, donc oui, cela protège de la pauvreté mais, en même temps, les gens très pauvres garde un grand risque de rester exclus ».

Un modèle à défendre

Les Viennois ne sont pas totalement à l’abri des hausses des loyers observées dans de nombreux pays européens. Entre 2008 et 2016, ceux-ci ont augmenté de plus de 40 % dans le secteur privé. La municipalité, soucieuse de défendre l’héritage de «  Vienne la Rouge   », a donc décidé d’agir. En 2015, elle lance un nouveau programme de construction de logements communaux  : dans les années à venir, 4.000 nouvelles habitations devraient sortir de terre, les 120 premières ont été achevées en novembre dernier. Puis, en novembre 2018, elle fait voter une décision qui provoque de nombreux débats  : toute nouvelle construction de plus de 5.000 m² doit désormais être constituée d’au moins deux tiers de logements subventionnés, dont le loyer ne dépasse pas cinq euros du mètre carré.

Le parti conservateur viennois ÖVP (Österreichische Volkspartei) dénonce alors une «  intervention dirigiste  » d’un «  socialisme rétrograde  ». Une critique que les sociaux-démocrates rejettent, assumant l’action des pouvoirs publics dans le secteur du logement  : «  La situation à Vienne est bien meilleure que partout ailleurs. Cela s’explique évidemment par le fait que la ville s’est toujours fortement impliquée et a mené une politique active dans le secteur du logement. Elle a fait attention à ce qu’il ne devienne pas une pure marchandise. Le logement est un droit humain et doit donc être garanti  », revendique Georg Niedermühlbichler, élu SPÖ à la mairie de Vienne et membre de la commission sur le logement.

    Pour prolonger cette politique les sociaux-démocrates espèrent conserver la mairie à l’issue des élections municipales qui auront lieu dans le courant de l’année 2020.

Mais le parti est en crise  : aux élections législatives de septembre dernier, le SPÖ a obtenu 21,2 % des suffrages, le plus mauvais score de son histoire  ! Et les précédentes élections municipales à Vienne ont été marquées par une poussée historique de l’extrême droite (FPÖ) qui est parvenue à arracher une mairie d’arrondissement et à concurrencer le SPÖ pour le vote des habitants des logements communaux, longtemps chasse gardée des sociaux-démocrates.

La politique du logement représente donc un enjeu important dans le scrutin à venir  : «  Le FPÖ, l’ÖVP et le parti NEOS (parti libéral, ndlr) sont de mon point de vue tous les trois très conservateurs et libéraux. Ils disent très clairement qu’ils considèrent le modèle du logement viennois comme mauvais. Ils veulent laisser plus de place au marché qui devrait, selon eux, réguler ce secteur. Cela conduira évidemment à ce que les loyers augmentent massivement et il n’est pas non plus à exclure que des logements communaux soient alors vendus. C’est un scénario qui pourrait réduire à néant cent ans de politique du logement sociale-démocrate en un rien de temps  », prophétise Georg Niedermühlbichler.

Une défaite du SPÖ représenterait un bouleversement majeur dans la vie politique autrichienne  : les sociaux-démocrates détiennent en effet la mairie de Vienne depuis 1919, exception faite des périodes de l’austro-fascisme et du nazisme entre 1934 et 1945.

Par Vianey Lorin (publié le 22/01/2020)
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