Les Oasis de Jemna, une alternative via l’économie sociale et solidaire
Jemna est une petite localité de 7 000 habitants qui se situe entre les villes de Kébili et Douz, au Sud de la Tunisie. Un long conflit historique, devenu un bras de fer polémique et médiatique, oppose l’État tunisien à l’Association de sauvegarde des Oasis de Jemna. En janvier 2011, deux jours avant la chute du dictateur Ben Ali, les habitants de Jemna ont pris possession de la palmeraie de dattiers car, selon eux, ces terres appartenaient à « leurs ancêtres » avant la colonisation française.

L’État tunisien, qui s’estime devenu officiellement propriétaire depuis l’Indépendance, dénonce depuis lors une exploitation illégale. L’Association y défend de son côté la gestion collective de cette parcelle de dattiers, après l’avoir bien entretenu depuis 2011 et permis de nombreuses embauches d’ouvriers agricoles. En plus, avec un excellent chiffre d’affaires issu de la vente des récoltes, chaque année, une partie des bénéfices est réallouée à la communauté des habitants de Jemna.

Sans exercer officiellement son activité économique sous forme coopérative, l’Association de sauvegarde des Oasis de Jemna rassemble pourtant en elle les plus belles réussites de l’économie sociale et solidaire. Elle s’impose très clairement comme un exemple d’alternative dans le processus post-révolutionnaire en Tunisie, qui n’aboutit pas à une transition démocratique qui convienne à l’ensemble du peuple tunisien, acteur central des aspirations de la Révolution de jasmin. Une question taraude : est-ce que l’expérience de Jemna n’est-elle pas plutôt la continuation voire la réussite de l’application des espoirs de la Révolution de 2011, au contraire d’une transition démocratique inaboutie qui ne change en rien les inégalités sociales et économiques de la Tunisie ?

Le combat de l’Association pour la protection des Oasis de Jemna dure depuis déjà 20 ans. En 2004, un jugement du tribunal acte que les terres n’appartiennent pas à l’État tunisien, mais le conflit juridique perdure toujours aujourd’hui. Pourtant, lors la chute du régime Ben Ali, comme partout ailleurs, on procède à la dissolution des Comités de défense de la Révolution qui s’étaient créées à travers les mouvements de révolte. À Jemna, c’est sur cette base que l’Association s’était reconstituée, en « défense de la Révolution »… À Jemna comme ailleurs, cela était probablement une erreur de se démunir de ces outils de protection des intérêts du peuple, issus de la Révolution, pour ne faire confiance qu’en la réalisation et la fondation des nouvelles institutions autour de l’État tunisien.

En mars 2012, l’Association de sauvegarde des Oasis de Jemna obtient le statut légal qui lui permet d’officialiser la propriété foncière. De surcroît, des textes juridiques sous forme d’anciens actes de notariat démontrent que la terre des Oasis de Jemna appartient aux ancêtres de la communauté (à travers deux lignages historiques) et non à l’État tunisien. Des rencontres auront lieu avec tous les ministres compétents et les partis politiques, y compris le premier président de la République tunisienne post-régime Ben Ali, Moncef Marzouki, mais aucun soutien n’a pu être obtenu, pas même une prise de position du Front populaire. La volonté véritable de l’État tunisien étant de confier les terres à des investisseurs privés pour qu’ils puissent y réaliser des projets immobiliers...

Les habitants et ouvriers agricoles de Jemna (tous affiliés à l’UGTT depuis 1956 !) ne se sont pas laissés abattre et ont initié une large campagne de pollinisation des palmeraies de dattiers dès 2011. Depuis lors, l’Association de Jemna a produit plus de 10 millions de dinars tunisiens de bénéfices (équivalent à 3 millions d’euro), et engage 130 ouvriers agricoles sur une période de 10 mois par an. Opérant sous une forme juridique non-lucrative, une grande partie de ses bénéfices sont investis dans des finalités sociales pour le village de Jemna[1]. Ainsi, les bénéfices investis ont permis la construction de puits, la rénovation d’écoles (au niveau des salles de classe et des sanitaires), l’aménagement d’un terrain de foot, l’ouverture d’une salle de sport et d’une maison de jeunes. L’Association a également souhaité soutenir des associations sportives et civiques, et mettre en place des bourses qui ont permis à 267 jeunes de Jemna de faire des études à l’université. Comme l’explique bien souvent Tahar Etahri, le président de l’Association des Oasis de Jemna, pour résumer ainsi son apport politique, social, et économique : « l’Association a en quelque sorte remplacé l’État à Jemna ».
Le modèle exemplaire des Oasis de Jemna peut-il inspirer l’économie sociale et solidaire en Tunisie ? À condition de respecter les valeurs et les principes de l’ESS, notamment en terme d’organisation démocratique au sein des associations et entreprises coopératives (le principe d’un homme/une femme une voix, la possibilité d’entrer et de sortir du capital, et un fonctionnement démocratique interne), le modèle coopératif peut tout à fait se renouveler en Tunisie.

En effet, ce pays garde un passif historique assez négatif concernant les coopératives. Durant la période du « socialisme destourien »[2], et directement après l’Indépendance dans les années 1960, une large collectivisation forcée des terres agraires qui « appartenaient » aux colons français est menée par l’État tunisien, pour en constituer des coopératives agricoles. Avec des terres mal redistribuées, de nombreux agriculteurs ont été conduits à la ruine et au suicide. D’après le président de l’Association des Oasis de Jemna, sur 800 milles hectares qui appartenaient à l’État tunisien lors de l’Indépendance, près de 300 mille hectares auraient été gaspillés car uniquement distribués aux proches du régime.

Encore aujourd’hui, 80% des agriculteurs ont maximum 5 hectares à leur disposition, et ils pourraient très bien se renforcer à travers des structures mutuelles et coopératives de l’ESS. La reconstruction de l’économie de la Tunisie et du secteur agricole pourrait tout à fait s’opérer via les coopératives. Si l’on prend le cas de l’Association des Oasis de Jemna, elle n’est pas une coopérative, mais elle cherche à pouvoir le devenir. Pourtant, elle applique déjà l’intégralité du modèle coopératif, mais n’en a pas le statut légal officiel. Dès lors, dans l’attente d’un cadre légal favorable aux coopératives en Tunisie, qui reste encore très faible, comment pérenniser l’activité économique de l’expérience de Jema ou d’autres projets coopératifs ?

En effet, le modèle de Jemna est unique en Tunisie et ne rentre pas dans les catégories connues du droit commercial tunisien, cependant qu’une réflexion théorique est nécessaire pour aboutir à une vision juridique qui puisse légaliser la situation à Jemna comme ailleurs dans le pays, au sujet des projets coopératifs. L’occasion est historique de faire jurisprudence à travers cette expérience et d’assurer ainsi un processus de révolution tranquille et de changement durable. Toutes les dynamiques de l’Association ont suivi l’expérience du Comité de défense de la Révolution qui s’est dissout suite aux élections d’octobre 2011, en vue de fonder l’Assemblée constituante. Ainsi, comme on l’entend souvent dire dans la région : « La révolution a commencé à Sidi Bouzid, et elle a réussi à Jemna ».

Face à son conflit avec l’État tunisien, l’expérience de Jemna a vu une campagne de soutien à sa cause se développer un peu partout en Tunisie, comme par exemple en 2016, avec des mobilisations populaires de Jemna à Tunis. Un soutien à la fois politique, culturel et intellectuel qui s’est manifesté à travers des sit-in, des pétitions, des articles de presse, et des séminaires sur la question des terres collectives. En effet, l’expérience de Jemna s’intègre dans une situation post-révolutionnaire en Tunisie, et par son impact local, relance les processus de changements sociaux-économiques à travers l’économie sociale et solidaire et les associations de la société civile, et non pas les partis politiques. Ce dernier élément a transmis une grande motivation parmi les jeunes adhérents à la campagne, qui ne se reconnaissent pas dans les partis politiques mais qui souhaitent agir pour la Tunisie.

Un des acteurs de cette société civile est l’UGTT, le très important syndicat du monde du travail et de la production en Tunisie, et dont le rôle a été décisif lors de la Révolution de 2011. Pour l’UGTT, l’ESS est un secteur à part entière, désormais incontournable comme alternative au développement économique en Tunisie, suite aux ravages du néo-libéralisme sur la plan social, économique et environnemental de ces dernières décennies. Dès 2013, à travers la reconversion politique de la Tunisie avec le nouveau contrat social établi entre les partenaires sociaux (UGTT et représentants patronaux), l’ESS est considérée comme une multitude d’expériences à promouvoir. Un colloque international aura d’ailleurs lieu à Tunis en 2013, rassemblant des représentants de l’ESS issus des pays du contour méditerranéen, afin de développer les quatre chantiers pour renforcer les composantes de l’ESS en Tunisie : sa définition, son cadre juridique, ses structures, et son mode de financement.

Le besoin est criant d’un positionnement et d’une structuration de l’ESS pour renforcer un développement alternatif de l’économie en Tunisie, mais l’ESS est conditionnée à son cadre juridique ancien (certains textes datant du protectorat français). Ainsi, cette dispersion au niveau juridique se traduit par un éparpillement des structures de l’ESS (mutuelles, micro-crédits etc.), et il y a donc un réel besoin d’une loi normative pour le cadre de l’ESS.

Cette volonté de créer une norme pour l’ESS s’est retrouvée à travers un processus de fondation juridique et de reconfiguration politique, afin que l’ESS puisse s’intégrer dans le développement économique du pays. C’est ainsi qu’une démarche participative a, dès 2015, à l’initiative de la société civile et notamment de l’UGTT, et avec le lancement d’une conférence nationale sur l’ESS, rassemblé tous les partenaires sociaux et partis politiques de Tunisie. Le résultat a été l’aboutissement d’un projet de loi. Quatre axes y ont été établis pour développer l’ESS en Tunisie :
v Une définition unique de l’ESS comme une voie de développement et non pas un secteur de réparation. Celle-ci doit s’inscrire dans la primauté de l’Homme sur le Capital, et son but doit poursuivre un esprit collectif des projets économiques et de répartition dans la création des richesses, pas la recherche du profit et de l’accumulation du capital. Aussi, une gestion démocratique doit œuvrer dans le fonctionnement et le développement des projets coopératifs. Enfin, liberté et autonomie doivent être de mise pour entrer et sortir ses propres investissements dans le capital du projet coopératif, tout comme l’indépendance par rapport aux pouvoirs publics.
v Un périmètre et un écosystème de l’ESS à structurer, délimitant qui fait partie de l’ESS, et qui n’en fait pas partie, notamment dans le partage de ses valeurs. Dès lors, toute forme d’association (coopérative ou non) peut y être intégrée, tant que le respect des valeurs de l’ESS prédomine l’activité économique qui est développée. La dimension sociale doit être au cœur des bénéfices, qu’il s’agisse d’un impact social ou environnemental.
v Une représentation de l’ESS à travers des instances démocratiques et la création d’un Conseil national de l’ESS. Chaque décision ou modification légale devra se faire par la consultation de ces instances. Il sera également nécessaire de développer des centres de formation et structures d’accompagnement des projets coopératifs, pour évaluer progressivement le renforcement du secteur de l’ESS.
v Un financement de l’ESS par la création d’une Banque mutuelle de l’ESS et la mise en réseau de mutuelles et banques de micro-crédit. Des appels d’offre publics seront à promouvoir spécifiquement pour l’ESS.

Les enjeux sont importants pour l’avenir de la Tunisie, et pour la conception d’un nouveau modèle de développement pour l’économie du pays. Ces enjeux sont également idéologiques pour le combat politique qui est à mener dans le soutien à l’ESS en Tunisie. Malheureusement, alors que le projet de loi avait abouti à l’aide d’une large collaboration de la société civile pour le présenter sous forme d’adoption de loi organique, ses enjeux ont été modifiés par le Conseil des ministres lors du précédent gouvernement du Premier ministre Youssef Chahed. Ces derniers l’ont changé en loi ordinaire (la réduisant de 52 à 23 articles), et ne permettant pas de prééminence par rapport aux autres lois organiques qui régissent l’économie.

Aucune autorité et « force de loi » pour l‘intégralité du secteur n’est donc conféré à ce projet de loi, comme ce qui avait été souhaité pour développer l’ESS en Tunisie. Toute les propositions des structures du secteur ESS ont été retirées, et le projet de Banque mutuelle a été supprimé. On peut estimer qu’il y avait là une volonté de priver le secteur de deux piliers fondamentaux de l’ESS : son autonomie et son financement. Néanmoins, l’UGTT ainsi que l’ensemble des acteurs de la société civile ayant participé à ce projet de loi, n’en sont pas restés là, et ont maintenu leur attention sur l’évolution de la situation des projets de loi autour de l’ESS, contre la pression des différents gouvernements en place en Tunisie. L’espoir est encore vif à ce que l’esprit et les revendications du projet de loi initial soient intégrées à ce qui régira légalement l’ESS en Tunisie, pour un meilleur développement économique du pays.
[1] Le reste est réinvestit ou mis en réserve, comme le font généralement les sociétés coopératives avant de redistribuer ce qui reste comme bénéfices ou bien dans la finalité sociale de l’entreprise, ou bien sous forme de dividende aux coopérateurs, qui parfois peuvent être également les travailleurs.
[2] Le « socialisme destourien » naît en 1962, une forme d’adoption du socialisme comme doctrine économique pour le développement de la Tunisie post-indépendance. Le régime du parti unique est adopté en 1963 et l'État devient le premier et unique responsable des destinées économique, sociale et politique du pays.

Par Orville Pletschette (CEPAG) (publié en février 2020)