Une statue en hommage à trois féministes bientôt érigée à Central Park
 Le 26 août prochain, un monument représentant trois figures majeures des mouvements féministes aux Etats-Unis va être dévoilé. Mais le projet ne s'est pas fait sans polémique.

En 167 années d’existence, le plus célèbre parc de New-York a vu s’élever 29 statues. Christophe Colomb, William Shakespeare ou Ludwig van Beethoven figurent parmi les plus renommées. Pourtant, le parc semble avoir oublié un léger détail de l’histoire de l’humanité : aucune femme n’a de monument à son effigie. Ou plutôt, aucune femme réelle, car on peut trouver Alice au pays des merveilles, Mère l’Oie, Juliette (bien sûr accompagnée de son Roméo), et l’Ange des eaux. La plupart des statues représentent donc des hommes, blancs pour la grande majorité.

Depuis la mort de George Floyd et les manifestations antiracistes qui l'ont suivie partout dans le monde, les monuments historiques sont au cœur de débats sur les passés esclavagistes et coloniaux de pays comme les Etats-Unis ou la France. Des manifestant·es réclament le déboulonnage des statues de généraux sudistes de la Guerre de Sécession ou de colons français en Martinique. Vient alors la question de la représentation de l'histoire. Si on ne veut plus des statues de ces figures, qui a-t-on envie de voir célébré? Central Park a visiblement trouvé sa réponse.

Le 26 août prochain, trois femmes de bronze s'y dresseront sur plus de quatre mètres de hauteur. Le Monument des pionnières des droits des femmes mettra en scène Susan B. Anthony, Sojourner Truth et Elizabeth Cady Stanton. Trois femmes qui ont combattu avec force pour obtenir le droit de vote.

La première était une activiste pour les droits des femmes et l'abolition de l'esclavage. Devenue l'une des dirigeantes les plus visibles du mouvement pour le suffrage des femmes, elle parcourait le pays au fil de ses discours avec Elizabeth Cady Stanton. C'était cette dernière la véritable organisatrice du mouvement, à l'origine du programme qui a guidé la lutte jusqu'au XXe siècle. Sojourner Truth, née esclave, s'est transformée en l'une des plus puissantes défenseuses de l'abolition de l'esclavage et des droits des femmes après s'être enfuie de la maison de son maître. Elle est notamment connue pour son très beau discours "Ne suis-je pas une femme ?", resté dans l'histoire (et auquel l'ouvrage de bell hooks du même nom rend hommage).

Pour célébrer les 100 ans du 19e amendement à la constitution des Etats-Unis, celui entérinant le droit de vote des femmes, l’imposante statue de ces trois figures féministes dominera la Promenade littéraire de Central Park, entourées d’ormes. Cette sculpture marquera l’histoire de la ville de New-York qui, à l’image du parc, ne brille pas vraiment par son inclusivité. Sur ses 150 statues de personnages historiques, seulement cinq représentent des femmes. Mais, pour arriver à ce tout nouveau monument, il a fallu passer par six années de gestation - et une polémique.

Un projet qui remonte à 2014

Tout a commencé en 2014 quand un groupe de femmes a créé Monumental Women, une association à but non lucratif visant à faire campagne et à récolter des fonds pour créer une statue de suffragistes à Central Park. Parmi elles, Brenda Berkman, la première pompière de New-York, Coline Jenkins, l’arrière, arrière-petite-fille d'Elizabeth Cady Stanton, mais aussi des troupes féminines de scouts qui ont fait don de l’argent récolté grâce à leur vente de nourriture.

Une première proposition de sculpture en bronze a été approuvée par l’association. C’est la sculptrice Meredith Bergmann, choisie parmi 91 candidatures, qui l’a réalisée. Susan B. Anthony et Elizabeth Cady Stanton s’y trouvaient autour d’un bureau sur lequel on pouvait voir un long parchemin avec des citations de 22 autres suffragistes, dont onze de femmes racisées.

Mais, la commission publique de conception de la ville a retoqué le projet. La sculptrice a dû renoncer au parchemin qui donnait de la visibilité aux autres femmes ayant lutté pour le droit de vote afin de se concentrer sur les deux figures stars de la statue. L’œuvre a alors déclenché une vive polémique en janvier 2019.

L’invisibilisation des femmes noires

L’absence de femmes noires a été dénoncée comme une invisibilisation du combat de celles-ci pour le droit de vote, alors qu’elles ont été très impliquées. Un point d'autant plus sensible que les femmes racisées ont souvent été ostracisées au sein du mouvement suffragiste, qui n'était pas exempt de racisme et de conflits. Ainsi, si elles défendaient le droit de vote pour les noir·es, Elizabeth Cady Stanton et Susan B. Anthony se sont opposées au projet du 15e amendement à la constitution, qui accordait le droit de vote aux hommes noirs sans le donner aux femmes. Pour elles, il était impensable que les hommes noirs obtiennent ce droit avant elles. Par la suite, elles ont accepté, pour leur combat suffragiste, le soutien de femmes et d'hommes ouvertement racistes.

Monumental Women a fini par changer son fusil d’épaule en ajoutant un troisième personnage à la statue en août 2019 : Sojourner Truth. Cette nouvelle proposition a été approuvée en octobre de la même année. Meredith Bergmann s’est alors engagée dans un combat contre la montre pour finir le monument à temps pour son inauguration moins d’un an plus tard.

La statue officielle place les trois femmes autour d’une table. Susan B. Anthony est au milieu avec une brochure où l’on peut lire "Vote pour les femmes". A sa gauche, Elizabeth Cady Stanton tient un stylo, quand Sojourner Truth, à droite, semble figée au milieu d’une phrase.

Le sens du détail

"Je n'arrêtais pas de penser aux femmes de maintenant, travaillant ensemble dans une cuisine sur un ordinateur portable, essayant de changer le monde", a déclaré Meredith Bergmann au New York Times. Étudiant des photos, enchaînant les lectures et les rencontres, l’artiste pointilleuse n’a rien laissé au hasard dans son œuvre. Même les vêtements des suffragistes sont symboliques. Susan B. Anthony porte un camée avec le portrait de la déesse romaine de la sagesse et de l’intelligence, Minerve. Des tournesols sont sculptés dans la robe d’Elizabeth Cady Stanton pour rappeler le pseudonyme qu’elle utilisait dans ses éditoriaux pour le journal The Lily. Sojourner Truth arbore, quant à elle, son châle signature et une veste en brocart avec des couronnes de laurier, symboles de la gloire et la victoire.

A partir du 26 août, les 25 millions de promeneurs annuels du parc pourront désormais admirer le premier monument célébrant des femmes historiques.

Par Océane Segura (publié le 13/08/2020)
A lire sur le site Les Inrockuptibles