Une victoire pour tou·tes : la lutte des travailleurs sans-papiers d’Ile-de-France
Le 25 octobre dernier, près de 300 travailleurs sans-papiers – il s’agit en l’occurrence uniquement d’hommes – d’une douzaine d’entreprises d’Ile-de-France entrent en grève. L’action, coordonnée par la CGT, bénéficie d’une forte mobilisation d’équipes syndicales de plusieurs sites ainsi que d’Unions locales affiliées à la confédération. Les grévistes sont plongeurs, livreurs, éboueurs, ouvriers du bâtiment, manutentionnaires, jardiniers. Plusieurs noms de grandes entreprises et d’enseignes chic apparaissent dans la liste des employeurs directement ou, le plus souvent, indirectement (car la sous-traitance règne en la matière) concernés : café Marly (Louvre), Monoprix, Eiffage, Manpower, Bouygues, Chronopost… Leurs revendications sont simples et vitales : régularisation et fin des statuts précaires (intérim, « extras », autoentrepreneuriat) qui les maintiennent dans une position de main d’œuvre taillable et corvéable à merci.

Ces grèves, et bien d’autres qui les ont précédées au cours de la dernière décennie (citons notamment les grèves des travailleuses chinoises des ongleries et des coiffeuses des salons afro du boulevard de Strasbourg, à Paris, en 2014-2015, celle des travailleu.se.rs de l’hôtellerie-restauration et d’autres secteurs d’octobre 2019), sont le prolongement direct de la « grande grève » de 2008-2010. Jalon majeur dans l’histoire des luttes de l’immigration, celle-ci a vu l’émergence de la figure du/de la « travailleu.se.rs sans-papiers » et, pour la première fois à cette échelle, l’implication directe du mouvement syndical – essentiellement de la CGT – ainsi que d’organisations du mouvement social (Droits devant !, Femmes égalité) dans un mouvement de ce type. Comme le souligne la sociologue Émeline Zougbédé, « la grève de 2008-2010, appelée la grève de « Tous les Travailleurs Sans-papiers », a été un événement sans précédent : ce fut la première fois que des travailleurs « sans-papiers » ont massivement insisté sur la contradiction liant leurs situations professionnelles et les politiques migratoires, revendiquant une égalité de droits avec les travailleurs nationaux et réguliers, et des critères clairs et uniformes de régularisation. Par le mode inédit de contestation qu’a été la grève, cette mobilisation de « sans-papiers » a permis de rompre avec les modes d’action traditionnels (occupations d’églises, grèves de la faim, etc.) qui ont vu naître l’expression et la figure du « sans-papiers ». Aussi, est-il apparu une nouvelle figure de mobilisation collective, qui est celle du « travailleur sans-papiers »[1].

La « grande grève » de 2008-2010 a donc été un tournant décisif à plusieurs égards. Elle l’a tout d’abord été pour le mouvement ouvrier et le syndicalisme français, qui cessent d’esquiver la question des salariés sans-papiers, ou de la ramener à une expression de solidarité avec une cause humanitaire, et s’en emparent en tant que partie intégrante de leur champ d’action. C’est la CGT en particulier qui se place en première et qui devient dès lors à la fois la force pivot de ces mobilisations et l’interlocuteur principal des pouvoirs publics. Elle supplante ainsi très largement, et cela ne va pas sans quelques épisodes de tension, les organisations préexistantes de « sans-papiers » – mais non de « travailleurs sans papiers » –, telles que la Coordination des sans papiers de Paris (CSP 75). Il faut pourtant souligner que l’action, davantage coordinatrice qu’initiatrice, de la CGT prend une forme particulière, au sens où elle n’intervient que lorsque se constituent des groupes informels de salariés sans papiers dans les entreprises concernées et que ceux-ci prennent contact avec la structure syndicale. Il est donc pour le moins simplificateur d’opposer « autonomie » et auto-organisation à l’intégration dans le cadre syndical, et, par ce biais, à l’action unifiée de la classe travailleuse du pays. Les entretiens qui suivent permettent, nous semble-t-il, d’établir ce point assez clairement.

L’inédit de ce mouvement se traduit également dans l’émergence de cette figure subjective du « travailleu.se.rs sans-papiers ». Le vocable nouveau qui s’impose dès lors dans l’espace public signale un déplacement décisif : « c’est un rapport d’identité qui se trouve ainsi affirmé (« les sans-papiers sont des travailleurs »), et non une logique de distinction (« parmi les sans-papiers il y a des travailleurs ») »[2]. L’émergence du vocable s’est elle-même accompagnée de l’adoption du répertoire d’action classique du mouvement ouvrier, la grève et l’occupation d’entreprise. Se met ainsi en place ce qu’il faut bien appeler une logique de classe, qui unifie et surmonte la particularité sans nier la spécificité. Car, tout en étant reconnu et se posant comme « travailleu.se.rs », le sujet agissant n’en demeure pas moins, au même titre (si l’on ose dire) « sans-papiers », c’est-à-dire soumis.e un dispositif spécial combinant surexploitation économique et traque administrative et policière. Ce dispositif ne peut à son tour être aboli que par la satisfaction de revendications spécifiques à cette fraction de la classe travailleuse, à savoir la « régularisation » et l’intégration dans le « droit commun » du salariat.

La lutte de cette fraction spécifique de la classe travailleuse nous ramène ainsi à un phénomène de portée tout à fait générale : la tendance fondamentale du mode de production capitaliste telle que Marx la met en lumière dans Le Capital en tant qu’elle est tendance à la surexploitation, à une exploitation proprement illimitée, une exploitation en excès sur le taux moyen d’extraction de la plus-value. Cette tendance prend des modalités diverses – recours à la main d’œuvre infantile, féminine et immigrée, la prolongation indéfinie de la journée de travail, intensification des cadences – en fonction de l’état du rapport de forces et de l’étape atteinte par l’accumulation du capital. Cette surexploitation, Marx le montre également, se double d’une gestion différenciée de la force de travail par l’Etat capitaliste, qui définit la « législation de fabrique » (au sens large : de la création d’institutions disciplinaires-carcérales comme les workhouses aux dispositions réglant la journée de travail et la négociation du contrat du travail) comme terrain stratégique de la lutte, celui où se noue le rapport de force entre « l’économie politique du capital » et « l’économie politique de la classe ouvrière »[3]...

Par Cheick. C., Jean-Albert Guidou, Hervé Goix et Stathis Kouvélakis (publié le 18/11/2021)
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