À Troyes, Fanny et Jill ont réuni les activités d’un restaurant et celles d’un centre culturel, le premier finançant le second.
Cela ne se fait guère de partir en reportage le dimanche… mais là, c’était le jour du brunch. Alors, nous nous sommes invités à table. Autour de nous, c’est l’effervescence, surtout des jeunes parents avec des enfants. Un vaste buffet accueille quelques plats chauds, des toasts divers, des légumes crus et cuits, des desserts, le tout savamment parfumé par des épices… Le choix est d’autant plus vaste qu’à chaque assiette vidée, une autre la remplace par de nouvelles découvertes. C’est absolument délicieux ! Autour, les enfants papillonnent entre nourriture et jeux qu’ils et elles vont chercher librement dans une vaste bibliothèque située en fond du restaurant. Beaucoup de familles s’attardent. C’est très cocooning…

Jill est originaire de Troyes. Elle a fait une licence d’arts plastiques à Paris puis a arrêté les études, préférant voyager. Pour financer son itinérance, elle a commencé à travailler dans des restaurants. À Berlin, en 2009, elle découvre un art moins élitiste, une vie plus consacrée à la famille et aux amis, moins au travail… et la pratique des prix libres dans un certain nombre de structures alternatives. Jill parcourt ensuite les pays de l’Est de l’Europe, où elle est choquée par les importantes discriminations. Elle en revient avec l’idée de participer à des activités où l’on accueille tout le monde. Lors d’un bref voyage à New York, elle est éblouie par la culture, mais dégoûtée par les écarts entre riches et pauvres, comme ce qu’elle a déjà vécu à Paris.
Jill revient finalement à Troyes en 2013 et lance un projet de restauration avec l’idée d’impliquer le voisinage. Elle trouve un local en plein centre touristique. Tout de suite, elle propose l’endroit à des parents, des artistes et des associations. Elle instaure une fois par semaine une cantine à prix libre afin de s’ouvrir à ceux et celles qui n’ont pas les moyens d’aller au restaurant.

Près d’une centaine de personnes sont venues aider et/ou ont fait des dons de matériel

Fanny travaillait dans le secteur de l’économie sociale et solidaire. Début 2015, Jill et Fanny se retrouvent à parler de leurs idéaux et décident de s’associer. Fanny intègre les Oiseaux de passage et développe des ateliers pour enfants et les diners-spectacles. Le restaurant du centre-ville devient vite trop petit. Avec trois autres amis, elles décident d’acheter une maison qui puisse à la fois accueillir leurs logements, le restaurant et l’association qui régira l’aspect socioculturel du lieu.

Elles trouvent une maison de maître en vente, à la limite d’un quartier populaire, sur les bords de la Seine, un peu excentrée, avec un grand jardin clôturé. Ils et elles se regroupent à cinq dans une société civile immobilière (SCI) pour acheter la propriété. Le collectif dispose de 30 % du capital nécessaire (420.000 euros). La Banque populaire leur accorde un prêt, au regard des bons résultats financiers du premier restaurant. Le rez-de-chaussée et le jardin servent aux activités de restauration, les étages deviennent des appartements. Pour mettre le rez-de-chaussée aux normes, il faut encore investir 70.000 euros… dont une bonne part pour l’accessibilité aux handicapés. Près d’une centaine de personnes sont venues aider et/ou ont fait des dons de matériel.
Le premier restaurant était une entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée (EURL) au nom de Jill. Le deuxième ouvre sous forme de société par actions simplifiées (SAS), avec le projet de devenir ensuite une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). L’association Kalatou anime les lieux, loue les locaux à la SCI et peut elle-même sous-louer pour d’autres activités.
À une époque où les lieux culturels disparaissent faute de subvention, la grande idée est qu’ici la restauration permet dans un premier temps de rembourser le prêt bancaire, puis dans un deuxième temps d’aider aux activités culturelles.

Le nouvel emplacement ouvre début 2016. Il a tout de suite sa clientèle, celle-ci ayant suivi le mouvement dans sa grande majorité. Au brunch, c’est majoritairement une clientèle familiale, avec pas mal d’enfants. En semaine, c’est un mélange de personnes âgées et de personnes travaillant à proximité.

Le choix de la nourriture est le compromis de différents désirs

En dehors des périodes de restauration, la salle principale sert déjà pour des cours de yoga, des cours périscolaires donnés par des retraité-es… Des spectacles se tiennent en soirée (repas plus spectacle à 25 €), une estrade constitue une jolie scène au fond du restaurant.
L’association et ses adhérents vont mettre en place des ateliers do it yourself (« apprendre à faire soi-même »), le jardin va accueillir un potager avec cours de jardinage, bourse de graines…
Trois personnes se relaient aux cuisines (Marco, Minouche et Khadi) à raison de deux par service. Le choix de la nourriture est le compromis de différents désirs : favoriser les producteurs locaux, introduire progressivement des aliments bio, proposer des plats végétariens à chaque repas (voire sans lactose ou sans gluten, à la demande) et garder un prix raisonnable pour s’ouvrir au maximum de personnes.

Les deux associées gèrent le restaurant de manière à privilégier l’humain et les valeurs qu’elles défendent tout en étant vigilantes sur l’aspect comptable et la gestion de l’entreprise. Jill déplore le manque de réalisme de certaines associations qui contribue à les mettre en difficulté alors que leurs projets sont pourtant très intéressants. Elle regrette aussi l’abus de normes qui augmentent sans cesse les coûts.
Le projet a été présenté largement dans de nombreuses associations et les centres sociaux du nouveau quartier. L’association Kalatou va remettre en place la cantine à prix libre et offrira des soirées animées autour de débats, musique, jam-session… Le statut associatif est un bon moyen pour permettre à des bénévoles de proposer des ateliers ou d’apporter leur aide.

Par Michel Bernard

Lire sur Reporterre (20/01/2017)