Argentine : ces banlieues qui ont fait plier Monsanto
Córdoba (Argentine), reportage. Ce mardi 6 février, le Parlement européen devrait voter la création d’une commission spéciale sur le glyphosate, le constituant de base du Roundup, l’herbicide phare de Monsanto. Une trentaine d’eurodéputés vont enquêter sur la procédure qui a abouti à la ré-homologation du glyphosate. Seront notamment étudiés, le rôle de la Commission européenne, les avis scientifiques et l’indépendance du processus par rapport à l’industrie. Le rapport qui en découlera présentera également des propositions d’évolution du système d’évaluation.
Pour rappel, l’institut allemand BfR et l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) ont été attaqués en justice début décembre par plusieurs ONG. Ils sont accusés d’avoir « copié-collé » le dossier de demande de ré-autorisation des industriels. L’avis favorable de ces agences avait servi de socle à la proposition de renouvellement de la licence du glyphosate.
En France, lors de ses vœux à l’agriculture le 25 janvier, le président de la République Emmanuel Macron a confirmé le délai de 3 ans pour l’interdiction du glyphosate. S’appuyant sur un rapport de l’Inra, le président a cependant expliqué que « des impasses pourraient exister en agriculture de conservation et pour les surfaces en pente ». Dans ces deux cas, qui représenteraient d’après lui 10 % des surfaces concernées, « nous mobiliserons la recherche, mais il n’y aura pas d’interdiction s’il n’y a pas d’alternative », a-t-il insisté.
Il n’y a pas qu’en Europe que la lutte se mène contre ce pesticide. En Argentine, un pays déjà très abîmé par les OGM, des habitantes de Cordoba ont mené une lutte victorieuse contre une usine de Monsanto.

Malvinas Argentinas est une petite ville dortoir d’environ 12.000 personnes, située à 14 kilomètres de Córdoba, deuxième agglomération de l’Argentine. « Ici, les gens vont travailler à la capitale comme ouvriers, agents de service ou de commerce, explique Ester Quique, une militante habitant le quartier. Ceux qui poursuivent leurs études après le lycée s’en vont, en général. » Ancienne employée dans l’administration d’une école, elle travaille désormais comme aide à domicile. « Cela me laisse du temps pour militer », précise-t-elle.

La vie d’Ester comme celle de nombreux habitants de Malvinas Argentinas a changé en 2012, lorsque la firme états-unienne Monsanto, spécialisée dans l’agrochimie, a annoncé l’installation d’une de ses usines de conditionnement de graines de maïs transgénique sur un terrain à l’entrée de la ville. « Nous connaissions le nom de Monsanto à cause des publicités qui passaient à la télévision, mais autrement nous ne savions pas grand-chose », se souvient Victor Hugo Mazzalay, docteur et professeur en sciences sociales.

Au niveau national, le gouvernement présente ce nouveau plan d’investissement comme une chance pour le pays. « Je suis très fière de vous présenter la brochure de Monsanto. S’ils n’investissaient pas, ils n’auraient pas fait cette brochure », avait commenté avec sa désinvolture habituelle l’ancienne présidente Cristina Fernández de Kirchner lors d’une conférence de presse. Au niveau local, pas d’information. « L’intendant n’a prévenu personne de l’arrivée de Monsanto », assure Ester Quique.

« Les champs étaient remplis de cacahuètes, de tournesols ou de pommes de terre, et puis tout a disparu »

Le projet prévoyait une production de 60.000 tonnes de graines. « De cette façon, l’Argentine aura deux des plus grandes usines de production de graines de maïs du monde », se félicitait Monsanto, dans la fameuse brochure de présentation du projet. Ces graines, à destination de l’industrie agricole ou du biocarburant, devaient être traitées avec différents produits chimiques dont le Roundup, et entreposées dans des silos.
Alors que le vent soulève la poussière devant sa maison, Ester Quique se remémore le temps des premières inquiétudes « Ce vent que nous sentons court toute l’année, depuis l’endroit où devait être implanté l’usine de Monsanto sur tout le quartier, explique-t-elle. Et l’usine allait être à 600 mètres de la plus grande école de Malvinas, l’exposition allait donc être très forte, cela nous inquiétait beaucoup. »
Monsanto a proposé en échange de son installation l’ouverture de 400 emplois, surtout pour les habitants de Malvinas. « Ces postes allaient nécessiter la maitrise de technologies. Dans un quartier comme Malvinas, il n’y avait pas de personne formée pour ce type de travail. Les seuls habitants qui avaient fait des études étaient professeurs, avocats, ou médecins. Il était évident que les habitants n’allaient pas pouvoir en profiter », observe Ester Quique.
Malgré le manque d’information de la part des autorités, Victor Hugo Mazzalay et d’autres voisins s’inquiétèrent. « Quand ceux qui promeuvent un projet refusent d’apporter des informations et de participer au débat public, cela soulève la méfiance », raconte-t-il aujourd’hui. Car si le discours officiel était très positif vis-à-vis de la présence de Monsanto, dans le quartier voisin d’Ituzaingo Anexo, des mères de famille se battaient alors depuis dix ans déjà pour interdire à proximité de leurs habitations l’épandage de glyphosate, le pesticide phare du groupe présent dans le Roundup.
« Dans les années 1970, les champs étaient remplis de cacahuètes, de tournesols ou de pommes de terre, et puis tout a disparu. Tu traversais la rue principale et tu arrivais sur un champ de soja transgénique », raconte Vita Ayllon, membre du groupe des mères. « Le petit avion arrivait et épandait les pesticides. Nous les recevions directement. L’odeur était épouvantable », se souvient-elle.

« Je suis bien une femme au foyer ! »

Les habitants de ce quartier modeste et excentré de Córdoba consommaient alors eux-mêmes le soja destiné aux élevages porcins européens. Au début des années 2000, une habitante remarqua l’augmentation du nombre de cancers parmi ses voisins. Dans un quartier où 60 % des foyers sont à la charge de femmes, les mères de famille ont alors joué un rôle primordial. Une trentaine d’entre elles menèrent une enquête de voisinage et commencèrent à se mobiliser pour alerter les autorités. « Nous nous sommes renseignées nous-mêmes, nous avons coupé les routes et organisé des marches pour obtenir une réaction des autorités », se souvient Vita Ayllon.

D’après un relevé effectué en 2005, le quartier comptait 300 malades, principalement de cancer et de leucémie pour une population de 5.000 personnes environ. « Mon petit-fils a 12 ans. Il a subi quatre ou cinq opérations, car il lui manquait un morceau d’intestin. Il a vécu hospitalisé », raconte Chavela, une des mères du quartier. « J’ai une fille qui souffre de leucémie, et deux autres enfants avec des agrotoxiques dans le sang », ajoute Norma Herrera, elle aussi membre du groupe des mères. La même année, des analyses montrèrent que 23 enfants sur 30 avaient des substances toxiques dans le sang.
Afin de montrer l’évolution de la situation, les mères d’Ituzaingo Anexo ont dessiné une carte sur du papier transparent avec les différents relevés. Au fur et à mesure des années, et malgré l’arrêt des fumigations, le nombre de malades et de décès n’a cessé d’augmenter.

Mais les analyses scientifiques sur le lien entre cancer et glyphosate étaient difficiles à trouver. Patricio Eleisegui, journaliste argentin et auteur de deux ouvrages sur les pesticides, se rappelle avoir découvert le sujet presque par hasard : « En 2011, j’ai commencé à remarquer la récurrence dans les médias locaux de cas de cancers et d’intoxications liés aux pesticides. Mais je n’y comprenais rien, car il n’y avait aucun livre sur le thème. »
Seule une étude publiée en 2009 dans la revue Chemical Research in Toxicology par le biologiste moléculaire argentin Andrés Carrasco exposait les effets néfastes du glyphosate. Pour lutter contre le manque d’informations, le pédiatre et ancien secrétaire de la santé de Córdoba au début des années 2000, Medardo Avila Vazquez, décida d’organiser en 2010 le premier colloque du réseau des Médecins des peuples fumigés. En 2015, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ), un organisme dépendant de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), réévaluait à la hausse la dangerosité du glyphosate, en le classant parmi les substances « probablement » cancérigènes.
En 2012, les mères d’Ituzaingo Anexo ont intenté et gagné un procès contre un aviateur impliqué dans l’épandage de pesticides, ainsi que deux producteurs agricoles. La cour de justice provinciale — l’Argentine est un État fédéral — interdit alors l’épandage de pesticides à moins de 500 mètres des habitations. C’était une première. En 2017, la Cour suprême a ratifié le jugement. « Ils disaient que nous étions des “femmes au foyer”, qu’on était folles. Et aujourd’hui, ils nous donnent raison », relève Vita Ayllon.
Elle se rappelle l’échange lors d’une rencontre avec les autorités. « Un homme explique quelque chose et me demande : “Qu’est-ce vous pouvez y comprendre ? Vous êtes une femme au foyer !” Il croyait qu’il m’insultait en me disant cela, mais ce n’est pas une insulte pour moi. Je suis bien une femme au foyer ! Eh oui, c’était à eux de dire ce que nous étions en train de dire », s’indigne-t-elle. Depuis la fin du procès, le groupe des mères poursuit son travail de sensibilisation dans les écoles, les universités et sur les places publiques.

Conscients des risques sanitaires et écologiques

« Les pesticides ne passent pas dans le corps sans te faire du mal, et s’ils ne t’affectent pas directement, ils peuvent aussi affecter ta descendance », s’inquiète Norma Herrera. Les « mères » luttent notamment pour une meilleure prise en charge des enfants malades. Une activité à risque, encore aujourd’hui puisque l’une des leaders du mouvement Sofia Gatica a été arrêtée le 20 janvier 2018, lors d’une manifestation contre les fumigations dans une autre ville de la province.
Les habitants de Malvinas, conscients des risques sanitaires et écologiques impliqués par l’installation de l’usine ont décidé eux aussi de s’organiser au sein d’une assemblée de « lutte pour la vie ». Ils demandaient notamment un référendum local. « Nous sortions tous les jours informer les gens avec des tracts et des informations brèves et simples car nous savions que la majorité n’allait pas comprendre quelque chose de trop complexe », se souvient Ester Quique.

Ester Quique espère pouvoir un jour conserver les archives du mouvement dans un endroit dédié.
Gaston Basualdo, jeune boucher de 20 ans à l’époque, distribuait aux habitants des copies du documentaire réalisé par Marie-Monique Robin Le monde selon Monsanto. « Nous sommes arrivés à un niveau de dialogue social très élevé » : dans les sondages réalisés en 2013 par l’Université de Córdoba et l’Université catholique, près de 90 % des habitants interrogés s’étaient renseignés sur le sujet.
« Les employés municipaux nous ont donné plusieurs surnoms : les “ecobobo” [les écolos bêtes], “fumeurs de joints”, les “hippies fous”. L’installation de l’usine semblait très facile à Monsanto. Ils ne se sont jamais imaginés qu’une trentaine de “fous” allait s’opposer à eux », se rappelle Ester Quique.
Au cours de leurs investigations, les habitants de Malvinas se rendirent compte que l’installation de Monsanto s’était effectuée dans la hâte, en violant une loi de protection des sols. Par ailleurs, l’étude d’impact environnemental n’avait pas été fournie. Ils décidèrent de s’appuyer sur ces irrégularités pour lancer un procès contre la municipalité. Le tribunal leur a donné raison et ordonné la suspension de la construction.
Mais Monsanto semblait poursuivre les travaux. « Des voisins voyaient des gens travailler de nuit sur le terrain », se souvient Ester Quique. Et une nouvelle décision du tribunal a précisé que les constructions qui ne concernaient pas les parties industrielles du complexe pouvaient se poursuivre.

La ville de Rosario a interdit l’usage du pesticide dans l’agglomération après plusieurs semaines de débat public

« Nous n’avions plus de recours, alors nous avons décidé de bloquer l’entrée du terrain pour faire pression avant les élections législatives provinciales de 2013. Puis, nous nous sommes installés. » C’est ainsi qu’est né le Festival du printemps sans Monsanto auquel assistèrent étudiants, militants, journalistes, artistes et curieux de tout le pays, parfois de l’étranger. Grâce à la mobilisation de plusieurs universités, la construction fut à nouveau suspendue en 2014.

Ester et Victor.

Prévue pour durer quelques mois, l’occupation s’est prolongée. « À cette époque, je ne voyais plus beaucoup mes enfants, j’ai perdu dix kilos », se rappelle Ester Quique. Au fil du temps, le campement s’est vidé des habitants de Malvinas pour accueillir des groupes aux idées plus libertaires. Une cohabitation parfois difficile, se souvient la militante, mais qui a perduré pendant trois ans. En novembre 2016, l’Assemblée permanente du blocage a levé le camp après l’annonce de la vente du terrain.
Aujourd’hui, à quelques centaines de mètres de la rue principale, les derniers vestiges de l’usine vont bientôt disparaître, pour laisser place à une entreprise de construction.
Les enseignements tirés par les mères d’Ituzaingo Anexo et les habitants de Malvinas ont essaimé dans toute l’Argentine. En décembre 2017, le conseil municipal de Rosario, troisième plus grande ville du pays, a interdit l’usage du pesticide dans l’agglomération après plusieurs semaines de débat public. Dans une autre province, Mendoza, une loi permettant la traçabilité de l’achat et de la vente des pesticides est en cours de discussion. Le 29 janvier 2018, l’herbe du stade de l’équipe de football River Plate a été brûlée après l’épandage par erreur de glyphosate, réveillant de nouveau la polémique.
Quant à celles et ceux qui ont lutté à Malvinas, leur vie a été transformée. « Pour les personnes qui engagent des luttes si profondes, c’est très dur de redevenir la même personne qu’avant », estime Ester Quique. « En prenant conscience de tout ce que Monsanto piétine, de tout ce que les gouvernements piétinent, je me suis retrouvée face à mes origines. Je me suis rendue compte de la richesse de ma culture. Ma vie a totalement changé », confie-t-elle, resplendissante.

Par Emma Donada

A lire sur reporterre.net (06/02/2018)