Avec ses 4 000 coopératives, cette région italienne ne connaît pas la crise
De cette région septentrionale de l’Italie, on connaît surtout le jambon de Parme, le vinaigre balsamique et le parmesan. Moins les 4 000 coopératives qui contribuent à sa prospérité… Un écosystème pourtant étudié avec attention par de nombreux responsables politiques et activistes en quête d’alternatives économiques.
  
"Après la crise de 2007, nous avons constaté que notre profession était en train de changer très rapidement avec l’arrivée d’Uber et de Mytaxi. Nous avons alors lancé notre appli pour tablettes et smartphones", explique Marco Benni, le directeur général de la structure.
   
Moyennant une cotisation de 2 000 euros, les 540 chauffeurs de taxi de Cotabo ont accès à des services d’assurance, de consultations juridiques, de lavage de voiture et d’approvisionnement en essence.
  
"Nous sommes plus forts ensemble que chacun dans notre coin. Cotabo a permis aux artisans taxis de rester compétitifs tout en leur donnant accès à un mode de gestion plus démocratique. Tous les membres peuvent voter et prendre part aux orientations de notre coopérative."

Kilowatt.  Cette start-up de Bologne, créée en 2014 sous la forme coopérative, offre à ses membres un espace de coworking, un restaurant, une centrale d’achat de produits bio et locaux ainsi qu’une crèche. (Crédit : Carlo Bevilacqua / Parallelozero)
Kilowatt. Cette start-up de Bologne, créée en 2014 sous la forme coopérative, offre à ses membres un espace de coworking, un restaurant, une centrale d’achat de produits bio et locaux ainsi qu’une crèche. (Crédit : Carlo Bevilacqua / Parallelozero)
Installée au cœur d’une ancienne serre réhabilitée, dans le centre de Bologne, le chef-lieu de cette région d’Italie du Nord, Kilowatt est une start-up qui a été créée en 2014 sous la forme coopérative. Elle offre à ses membres un espace de coworking, un restaurant, une centrale d’achat de produits bio et locaux ainsi qu’une crèche permettant aux parents de travailler tout en jetant un œil protecteur sur leur descendance.
    
"Nous avons adopté la forme coopérative car elle correspondait le mieux à nos objectifs de cohésion et de durabilité sociale et environnementale", explique Samanta Musaro, une des gérantes de cette boîte de communication et de consulting qui intervient aussi dans le secteur éducatif.

LE BASTION DES COOPÉRATIVES ROUGES

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Émilie-Romagne était une des régions les plus pauvres d’Italie. Elle en est aujourd’hui l’une des plus prospères. Elle s’est hissée, en quelques décennies, au deuxième rang national, sur vingt régions, en termes de revenu par habitant. Ici, le taux de chômage est près de deux fois plus faible (6,6 % en 2016) que la moyenne nationale (11,1 %).
 
Pour comprendre les raisons de cette bonne santé économique, il faut examiner les rouages d’un tissu économique local unique. En Émilie-Romagne, près de 3 millions de personnes (sur 4,5 millions d’habitants) sont membres d’une coopérative. Et les 4 000 coopératives de la région – un dixième du total italien  – représenteraient, selon les estimations, 25 % à 30 % du PIB de la région pour 15 % de l’emploi.
 
Née dans la deuxième moitié du XIXe siècle, porté par les idéaux socialistes, mais aussi par ceux du catholicisme social, cette économie a été encouragée et soutenue de manière très volontariste par la loi italienne, dans les années 1970 à 1990.

L’Émilie-Romagne, bastion des coopératives rouges, liées aux partis socialo-communistes italiens, est l’une des régions d’Italie, avec le Trentin-Haut-Adige, où le mouvement est le plus fort.
 
Ce dynamisme s’est traduit par la création d’un écosystème de 300 000 PME (tous statuts confondus, avec en moyenne cinq salariés), souvent familiales, liées entre elles par des réseaux étroits, verticaux ou horizontaux, construits au fil des décennies. Ces sociétés, à l’image de Sacmi, mondialement réputée pour ses carreaux de céramique, sont souvent spécialisées dans des marchés de niche dont nombre d’entre elles sont devenues des leaders mondiaux.
 
Ces PME, capables de réagir très rapidement aux demandes du marché, œuvrent en priorité dans le secteur des machines-outils, de la distribution, de l’agroalimentaire, et du service aux personnes.
 
"Sept des dix plus importantes entreprises de Bologne sont des coopératives ", insiste Daniele Passini, dans son bureau au dixième étage d’un imposant bâtiment du quartier des foires et congrès.

DES COOPÉRATIVES QUI CRÉENT DE L’EMPLOI

Ce sexagénaire est le président de la Conf­cooperative de Bologne. Créée en 1945 par des syndicats catholiques, la Confcoop est, au niveau national, la principale organisation de représentation, d’assistance et de protection des coopératives.
 
En Émilie-Romagne, elle arrive au second rang, derrière la Legacoop, la fédération « rouge » appuyée par les partis communiste et socialiste italiens, aux affaires au niveau régional, dans les années 1970 à 1990.
 
En pleine période de crise, quand les grandes entreprises "classiques" réduisaient la voilure et licenciaient, les coopératives continuaient d’embaucher, poursuit Daniele Passini. Une exception, de taille : le secteur des coopératives immobilières de la région. Laminé par la crise, il a laissé 5 000 employés et ouvriers (80 % de la profession) sur le carreau.
    
"La plupart des autres coopératives ont continué à recruter, tempère Pierlorenzo Rossi, directeur de la Confcooperative d’Émilie-Romagne. De 2006 à 2016, nous avons créé plus de 3 000 emplois dans la région. Le système coopératif poursuit une logique différente de celle des entreprises classiques car notre finalité n’est pas le profit. Nous cherchons avant tout à créer de l’emploi et à offrir du travail à nos membres."

Le secret des coopératives ? Leurs réserves financières, patiemment accumulées depuis l’adoption de la loi de 1977, qui les oblige à mettre de côté une partie de leurs bénéfices. La force du modèle tient aussi à sa propension intrinsèque à réduire les inégalités.
 
L’échelle réduite des revenus, qui ne dépasse jamais un à dix dans les coopératives, a "contaminé" l’ensemble de l’économie locale. Le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités de revenus (0 signifiant une égalité parfaite et 1 une inégalité parfaite), montre que la région "bolonaise" est l’une des plus égalitaires et des plus équitables d’Italie : 0,242 en Émilie-Romagne contre 0,370 en Italie… et 0,408 aux États-Unis.
 
Le politologue américain Robert Putnam a été l’un des premiers à démontrer que le capital social (l’ensemble des connexions sociales qui régissent une société : réseaux familiaux, amicaux, associatifs, syndicaux, militants, etc.), très fort en Émilie­Romagne, avait des répercussions indéniables sur la vie économique et sociale de la région.
    
"Lorsque la confiance et les réseaux sociaux sont florissants, les individus, les entreprises, les quartiers prospèrent. La sociabilité a aussi des effets physiologiques prouvés. Les individus connectés résistent mieux aux microbes et au stress. Ils sont plus heureux", écrivait Putnam, en 1993, dans un ouvrage non traduit (Making Democracy Work : Civic Traditions in Modern Italy, Princeton University Press).

UNE PERSONNE, UN VOTE

"La cohésion sociale de l’Émilie-Romagne tient aussi à son réseau très dense de coopératives sociales. C’est le meilleur de toute l’Italie", insiste fièrement Stefano Zamagni, professeur émérite d’économie à l’université de Bologne.
 
Stature de basketteur, visage d’empereur romain et parler franc, Zamagni fut l’architecte de la doctrine économique du pape Benoît XVI qui a préparé le terrain aux engagements ultérieurs du pape François en faveur d’une économie qui préserve les écosystèmes et les ressources naturelles.
 
" Les municipalités ont compris que la gestion d’un service aux personnes était de meilleure qualité quand il était exécuté par des coopératives, formées de personnes compétentes et motivées, qui n’ont pas les profits pour but", explique Alberto Alberani.
     
Barbe de trois jours, chemise blanche froissée, le président des coopératives sociales de Legacoop, installé dans un petit bureau, au neuvième étage d’une tour en béton, martèle les principes et valeurs phares qui sont ceux des coopératives : mutualité, attention aux autres, démocratie (une personne, un vote), réciprocité (implication dans l’entreprise contre interdiction des licenciements), attention portée au temps long, absence de répartition des bénéfices qui doivent être placés dans des réserves à l’intention des générations futures.
    
" La qualité de nos services de santé et de sécurité sociale, parmi les meilleurs au monde, explique en grande partie la cohésion sociale et la qualité de vie que nous connaissons ici", assure-t-il.
    
Un exemple de ce volontarisme mutualiste ? Tous les foyers émiliens, explique-t-il, payent, au mois de janvier, une petite taxe allant de 20 à 80 euros, qui permet de financer des services supplémentaires en faveur des personnes âgées et handicapées : aides à domicile, financement de maisons de retraite et de centres pour handicapés.

PRÉVENIR PLUTÔT QUE GUÉRIR

Fondée en 1983 et spécialisée dans l’archivage de données et la mise sous pli de documents, Giovani Rilegatori est l’une des plus anciennes coopératives sociales d’Imola. Située à 30 km de Bologne, cette ville de 70 000 habitants est l’une des plus dynamiques en la matière. L’entreprise emploie aujourd’hui 25 salariés, dont 12 sont en situation de handicap.
   
"Nous ne payons pas de charges sociales sur les salaires versés à ces personnes fragilisées", souligne Carlo Alberto Gollini, le directeur de cette coopérative.
     
"La forme capitaliste des entreprises détruit le tissu social et la culture démocratique. Ma mission est avant tout de donner du travail aux travailleurs handicapés, mais aussi de sensibiliser notre environnement immédiat à l’urgence de changer les règles du jeu et à créer un modèle économique inclusif, plus juste et moins inégalitaire. Avant de travailler chez nous, explique-t-il en désignant un ouvrier en train de manipuler un chariot élévateur, Domenico devait se rendre deux fois par semaine dans un hôpital psychiatrique. Depuis qu’il a intégré notre entreprise, ses séjours en milieu hospitalier ont cessé."
 
Fondé en 1982, cet institut de recherche, installé dans un château du XVe siècle, est spécialisé dans la lutte contre le cancer et les maladies environnementales. Ses études ont permis notamment d’alerter sur les dangers du formal­déhyde et de l’aspartame et de souligner le caractère cancérogène des ondes électromagnétiques générées par les lignes à haute tension et les téléphones portables.
 
Vingt-cinq chercheurs, soutenus par une communauté de 25 000 membres, travaillent dans cette entreprise de pointe.
     
"Travailler dans une coopérative, c’est être conscient que votre action à des implications sur d’autres hommes. Que vous êtes responsable des membres de votre structure et de votre communauté mais aussi, indirectement, des millions de personnes dont la vie peut être impactée par vos travaux", glisse Daniele Mandrioli, le jeune coordinateur des recherches de l’Institut Ramazzini.
     
Explosion des inégalités sociales, crises écologique, aggravation du changement climatique… "Nous le savons, le modèle capitaliste n’est plus soutenable. Le problème est de savoir comment en sortir et quelles alternatives proposer", tonne Stefano Zamagni.
 
L’économiste est convaincu que la formule coopérative, plus démocratique et redistributive, conduira à "une nouvelle renaissance."  "Quelque chose d’important devrait changer d’ici une quinzaine d’années", glisse-t-il, l’air soudain mystérieux.

Par Eric Tariant

A lire sur wedemain.fr (30/04/2018)