L’esprit de révolte descend vers le Sud. Les manifestations contre l’austérité secouent le Soudan
Après des années de réformes néolibérales, de pouvoir autoritaire et d’augmentation de la misère, de nouvelles mesures d’austérité font redescendre le peuple soudanais dans la rue.

Pour la deuxième fois depuis la scission entre le Soudan et le Soudan du Sud en 2011, de grandes manifestations ont éclaté à travers le pays. L’épicentre de la protestation se situe dans la capitale Khartoum, où des milliers de personnes descendent chaque jour dans la rue. Depuis que le gouvernement a annoncé le 22 septembre la suppression des subventions pour les carburants et le gaz de cuisine, la colère de la population a atteint un point d’ébullition. Les revendications exigeant le retour des subventions se sont rapidement transformées en revendications exigeant la fin du régime et du règne de 24 ans de Al-Bashir.

Les actions de protestation se poursuivent depuis plus d’une semaine et des dizaines de manifestants auraient été abattus par les forces de sécurité de l’État. Le président du Syndicat des Médecins du Soudan, le Docteur Ahmed al-Cheikh, a indiqué que la plupart des blessures ont été causées par des balles tirées dans la tête ou la poitrine. Dans une récente déclaration, Amnesty International a condamné la violence de l’Etat et a déclaré que "tirer pour tuer - y compris en visant les poitrines et les têtes des gens qui protestent - est une violation flagrante du droit à la vie". Alors que les chiffres officiels du gouvernement affirment que 33 personnes, y compris des policiers, ont trouvé la mort, le Docteur al Sheikh estime que près de 210 personnes ont été tuées jusqu’ici.

L’agitation a commencé dans la ville de Wad Madani, au sud de Khartoum, où le premier décès a été signalé le 23 Septembre, mais s’est rapidement étendue à la capitale et à sa ville jumelle, Omdurman. Les protestations ont pris de l’ampleur quand, au début de la semaine dernière, des bâtiments gouvernementaux, des stations-service et des postes de police ont été incendiés par des foules en colère. Cependant, dans une interview donnée au magazine VICE, Amjad Farid, du mouvement Sudan Change Now ("Le Changement au Soudan, Maintenant"), a affirmé que les individus qui ont "vandalisé" des biens publics n’étaient pas représentatifs du mouvement civil plus large, et il est même allé jusqu’à affirmer que les incendies ont été allumés par des provocateurs "afin de pouvoir stigmatiser les actions de protestation et dire que les manifestants sont en train de détruire le pays, ce qui n’est pas vrai".

Dès le tout début, les manifestants ont clairement fait savoir que l’indignation populaire concernait bien plus que seulement la hausse des prix des carburants et du gaz. Tout comme les manifestations en Turquie concernaient bien plus que quelques arbres et les rassemblements massifs au Brésil bien plus qu’une hausse des frais de billets d’autobus, les manifestations et actions de protestation au Soudan ne peuvent pas être analysées seulement dans le contexte de la hausse des prix du carburant. Au contraire, l’agitation actuelle est la conséquence de plusieurs années de réformes néolibérales, de régime autoritaire, de hausse du coût de la vie combiné avec des niveaux élevés d’inflation, d’extension de la pauvreté, de misère des systèmes éducatifs, et ainsi de suite.

Une croissance fortement inégalitaire

Depuis que le pays a commencé à exporter du pétrole en 1999, l’ensemble de l’économie a été centrée sur l’industrie pétrolière. Après le coup d’Etat qui a porté al-Bachir au pouvoir en 1989, les relations entre le pays et le Fonds monétaire international ont été renouvelées. Malgré plusieurs revers, le Soudan a suivi de près une feuille de route néolibérale énoncée par le FMI et la Banque mondiale au cours des années 1990. Les effets combinés des mesures d’austérité, du contrôle des prix et de l’ouverture des frontières du pays aux investisseurs étrangers ont conduit à une forte inflation et à la flambée du chômage et d’une pauvreté durables.

La combinaison entre l’abondance du pétrole, un régime autoritaire et un gouvernement ayant une attitude positive à l’égard des politiques de libre marché a fait du Soudan un candidat attrayant pour les investisseurs étrangers. Les trois-quarts de l’investissement direct étranger qui s’est déversé sur le pays dans les années 2000 ont été réservés à l’industrie pétrolière. Avec 80% de la population active dans le secteur agricole et près de la moitié des gens vivant en dessous du seuil de pauvreté, le Soudan s’est rapidement transformé en un exemple classique d’Etat rentier. Les élites politiques, militaires et commerciales se sont enrichies au détriment du développement du pays. Bien sûr, cela ne tracassait pas le FMI. En 2006 et 2007, l’économie du Soudan a cru de plus de 10% par an, fournissant la preuve aux “ ignorants “ et aux “personnes à la courte vue“ que les politiques néolibérales apportaient argent et prospérité au pays.

Résistance populaire

Cette "bulle soudanaise" a éclaté lorsqu’en juillet 2011 le Soudan du Sud est devenu indépendant, emportant avec lui environ trois quarts des réserves de pétrole. D’un jour à l’autre, le Soudan a chuté dans une dépression économique. Le pays n’a toujours pas récupéré de ce coup sévère à ses revenus et est par conséquent soumis à une série de mesures d’austérité très strictes exigées par le FMI.

Le premier paquet de mesures d’austérité a été appliqué en juin 2012 et a également rencontré une forte résistance populaire. Les étudiants ont joué un rôle central et, pendant des semaines, ils sont descendus dans les rues. Des milliers d’étudiants armés de bâtons et de pierres ont été confrontés à des centaines de policiers essayant de contrôler la foule avec des gaz lacrymogènes et des balles en caoutchouc. Après presque deux mois d’actions de protestation et environ une dizaine de morts, la police a finalement décidé de passer à l’attaque en arrêtant des milliers de personnes afin de mettre fin aux troubles.

Les manifestations actuelles diffèrent de celles de l’an dernier du point de vue de l’ampleur de la violence policière utilisée pour réprimer les dissidents. Alors que les manifestations de l’an dernier s’étaient chiffrées par une dizaine de morts au bout de deux mois, le nombre des décès s’élève déjà à un nombre choquant de 200 après une seule semaine. Cela pourrait être une indication des craintes du gouvernement de voir l’insurrection se transformer en une véritable révolution après deux années de montée de la misère, de l’austérité, de la pauvreté et des inégalités.

Non seulement la violence physique a atteint des niveaux sans précédent, mais la répression contre les médias est un autre signal de la gêne croissante de l’élite dirigeante du pays. Le plus grand journal du Soudan, Al-Intibaha, a été contraint de fermer, tout comme plusieurs autres journaux. Les chaînes d’information Al Arabiya et SKY News Arabiya ont elles aussi été forcées de fermer. Pour justifier cette décision, le ministre des Affaires étrangères a dit dans une interview à Al Arabiya que "les médias font des révolutions", et que "si la révolution est créée par les médias, nous devons être sérieux face à cela."

Jusqu’à présent, les manifestants restent intraitables, tout comme le gouvernement semble déterminé à éradiquer tous les formes de dissidence. Les groupes d’opposition, les organisations de jeunes et les syndicats se sont organisés dans la Coordination des Forces Soudanaises pour le Changement. Celle-ci exige la dissolution des pouvoirs exécutif et législatif, et que le régime remette le pouvoir à un gouvernement de transition qui serait chargé d’administrer le pays pendant une période intérimaire jusqu’à ce que des élections puissent avoir lieu.

Ce mouvement entraînera-t-il la fin d’Al-Bashir et de ses escrocs ? Nous le verrons dans les prochaines semaines. Mais ce qu’on peut affirmer avec certitude, c’est qu’il faudra beaucoup de temps pour que les gens oublient ceux qui sont tombés en martyrs et qu’ils retournent à une vie de peur et de soumission maintenant qu’ils ont goûté à la liberté, fut-elle encore extrêmement réduite. Alors que le Soudan est le candidat le plus susceptible d’être affecté par les retombées des révolutions arabes, l’explosion de cette nation semi-africaine et semi-arabe pourrait bien marquer le début d’une descente vers le Sud de la vague mondiale des révolutions qui n’a jusqu’ici quasiment pas touché l’Afrique sub-saharienne.

Pour voir les photos des manifestations, cliquez ici (galerie photos de Sudan Change Now)

Lire l'article sur le site de: Avanti (Joris Levernik - 6/10/2013)