Le scandale du crédit en franc suisse
Le 1er juillet 2013, la Croatie est devenue le 28ème État membre de l’Union européenne, un événement qualifié de « couronnement des efforts démocratiques de cette ex-république yougoslave » |1|. Pourtant, au même moment se jouait dans ce pays d’un peu plus de 4 millions d’habitants un procès important pour une grande partie de la population, et dans lequel le gouvernement n’a pas exactement le beau rôle.

Au cours des années 2000, les Croates ont profité d’un climat politique relativement stable et d’une économie en croissance pour emprunter massivement, dans le but principal d’accéder à la propriété. Il faut dire que les banques les y ont bien encouragés, à grands coups de campagnes marketing, destinées à pousser les clients à se tourner vers des prêts à taux variable délivrés en franc suisse (CHF), réputé plus intéressant et plus stable que la kuna croate. Pour attirer le chaland, les banques promettaient, entre autres avantages, des taux d’intérêt particulièrement intéressants.

Plus de 100 000 foyers ont souscrit à ces prêts délivrés en franc suisse, sans avoir conscience des risques auxquels ils s’exposaient, et sans avoir été correctement informés par leur banque des réelles possibilités d’évolution du taux d’intérêt sur le long terme. Et la malhonnêteté des banques ne s’est pas arrêtée à ce simple « manque » de communication. Certains taux d’intérêt étaient définis comme variables, mais sans aucune mention des paramètres définissant les conditions de leur variabilité, celle-ci étant laissée à la décision unilatérale de la banque, transférant la totalité des risques sur le consommateur. Ainsi, certains clients reçurent un beau jour une lettre leur annonçant le plus simplement du monde : « Vous avez souscrit à un contrat à taux variable. La banque a changé votre taux d’intérêt ».

Quand en 2007-2008 la crise économique menaça les banques, elles décidèrent bien évidemment d’augmenter les taux d’intérêt, sans aucun lien avec le taux de change du franc suisse sur le LIBOR |2|, qui diminuait. Certains foyers ont ainsi vu leur taux d’intérêt augmenter 7 fois en 4 ans, les amenant à rembourser l’équivalent de 288 000€ (capital + intérêts) pour un emprunt originel de 100 000€. Sur la totalité de ces prêts à taux variable établis en franc suisse, les remboursements mensuels ont augmenté en moyenne de 220€, une somme colossale quand on sait que le salaire moyen en Croatie est de 730€, et qu’il n’y existe aucune législation sur la faillite personnelle. Pour beaucoup de foyers, les mensualités deviennent insurmontables, les retards et défauts de paiements s’accumulent, et la rue finit par être la seule issue. Et quand la maison ou l’appartement est saisi par la banque, sa revente ne suffit pas à couvrir le montant restant à payer, même après des années de paiement régulier, le capital à rembourser ayant considérablement augmenté, à cause de la surévaluation extrême du franc suisse par les banques.

UN VERDICT HISTORIQUE ET UNE VICTOIRE DES CITOYENS CONTRE LES BANQUES

L’association Franc (Udruga Franak |3|, en Croate) a été créée en 2011, en réaction à cette situation face à laquelle l’État semblait laisser toute latitude aux banques privées (le gouvernement s’est contenté d’introduire des crédits ballons |4|, que les clients pouvaient choisir de contracter pour soulager le fardeau du remboursement sur le court terme - mais sur le long terme, le bénéfice est encore plus élevé pour les banques. Seules 7 personnes ont signé ce contrat.). Pour ses membres, la seule solution restante est de mener une action en justice contre les banques, basée sur les lois protégeant le consommateur. Les deux arguments principaux des requérants sont l’utilisation par les banques du franc suisse comme moyen d’augmenter leurs profits sur le dos des consommateurs, et l’augmentation des taux d’intérêts décidée unilatéralement et ne reposant sur aucune base économique claire.

Huit banques sont concernées par ce procès : UniCredit - Zagrebačka Banka, Intesa SanPaolo - Privredna Banka Zagreb, Erste & Steiermärkische Bank, Raiffeisenbank Austria, Hypo Alpe-Adria-Bank, OTP Bank, Société Générale - Splitska banka et Sberbenk (ex Volksbank). Le procès a commencé le 4 avril 2013 et un premier verdict historique est rendu le 4 juillet suivant par le juge Radovan Dobronić en faveur de l’association de consommateurs : « Ceci est contraire aux dispositions de la loi sur la protection des consommateurs, c’est une violation du droit des obligations, et les banques doivent réduire le capital au montant, en kuna Croate, déterminé au début du prêt. Le taux d’intérêt doit être appliqué au capital calculé en kuna. Le taux d’intérêt appliqué doit être le même que celui déterminé au début du prêt, et ce doit être un taux fixe pour toute la durée du remboursement. La charge des frais de procédure est portée par les banques », a précisé le juge.

Il ne s’agit là que d’un verdict de première instance, et les banques ont évidemment fait appel de la décision du juge. Mais ce n’est pas tout. Depuis que le juge a rendu son verdict, le lobby bancaire exerce une pression continue sur l’exécutif et sur le grand public. On a ainsi entendu le Premier Ministre croate, Branko Grčić, dire à la sortie d’une réunion avec les dirigeants des deux plus grosses banques privées et celui de la Banque nationale de Croatie : « Ceci ne peut être bon pour nous, particulièrement maintenant, alors que nous faisons face à une situation où la disponibilité des prêts est l’une des clés majeures de la reprise économique. Nous aimerions donc éviter tout risque d’instabilité ». Cette collusion entre le pouvoir exécutif et les banques privées n’est pas tout à fait ce que l’on pourrait qualifier d’« effort démocratique », pas plus que la charge médiatique qui accompagne le verdict : « ce verdict est un coup de massue dans la sécurité juridique », « les experts financiers mettent en garde » contre la « possible déstabilisation du système financier croate », et cette charge se poursuit jusqu’à attaquer la vie privée du juge.

LE CAS DE LA HONGRIE

La Croatie n’est pas un exemple isolé dans ce genre de manœuvres politico-financières. À ce niveau, leurs voisins hongrois ne sont pas en reste, et n’ont pas encore eu la chance de voir leur infortune portée collectivement devant les tribunaux. Pour la petite histoire, en 2000, le taux d’endettement des ménages en Hongrie était à un niveau historiquement bas, d’environ 5% du PIB. Alors pour soutenir la croissance, le gouvernement (FIDESZ - droite) décide de mettre en place un système de crédit immobilier fortement subventionné par l’État. Mais en 2004, la subvention pèse trop lourd sur le budget, et le gouvernement, qui est passé à gauche (PS) entre-temps, décide de limiter l’accès à ce crédit et met en place une dérégulation du marché du crédit en devises étrangères. Les banques sautent évidemment sur l’occasion et se mettent à proposer des crédits immobiliers, mais aussi des crédits à la consommation, en devises étrangères. Grosses campagnes de communication, taux d’intérêts intéressants : succès immédiat. Les effets pervers de cette dérégulation se font vite sentir : les banques peuvent imposer des hausses de coûts arbitraires, les crédits à la consommation peuvent se transformer en hypothèques sur les maisons, et en 2009, les saisies se multiplient. En Hongrie, il n’y a pas non plus de législation sur la faillite personnelle : la dette est due même après la saisie et la vente de la maison ou de l’appartement, qui se fait en général à des prix bien inférieurs à ceux du marché.

Alors comment tout cela a-t-il pu se mettre en place, si ce n’est par une volonté forte des gouvernements de laisser les banques imposer leurs règles pour leur permettre de s’enrichir sur le dos de la population ? Et pas la partie la plus aisée de la population ! En Hongrie, le gouvernement a été jusqu’à mettre en place une mesure qui permet aux personnes endettées d’effectuer un remboursement anticipé en bénéficiant d’un taux de change avantageux : un cadeau pour les ménages les plus aisés. Et les plus pauvres se retrouvent expulsés et obligés de rembourser une dette contractée pour un bien dont ils ne peuvent plus bénéficier. Une situation qui rappelle celle de l’Espagne, où des centaines de milliers de familles se sont faites expulser de leur logement depuis 2008, et où malgré le travail de la PAH |5| et une mobilisation massive de la population pour un changement de la législation sur les expulsions |6|, le gouvernement persiste et signe dans sa volonté inébranlable de soutenir les banques, responsables mais jamais coupables.

Pierre Gottiniaux (25 septembre 2013)

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Notes

|1| http://www.lemonde.fr/europe/articl...

|2| Libor : taux de change de différentes devises sur le marché interbancaire (London Interbank Offered Rate).

|3| http://www.udrugafranak.hr/

|4| Crédit destiné aux particuliers, à un taux élevé mais aux mensualités très faibles, sauf pour la toute dernière : le ballon, où l’on rembourse d’un seul coup tout le restant dû.

|5| Plataforma de Afectados por la Hipoteca, http://www.afectadosporlahipoteca.com/

|6| http://www.lemonde.fr/europe/articl...