Partout en France, éleveurs et filateurs font renaître la filière laine
Dans leur stabulation, des moutons noirs et blancs attendent en bêlant. Hervé Vaillant, soigneur à l’écomusée du pays de Rennes, en maintient un à terre avec douceur et le débarrasse de sa toison dans un vrombissement de tondeuse. « C’est une femelle Ouessant, explique-t-il. En Bretagne, on tond les moutons en mai-juin. » Un passage obligé pour la santé des animaux. Mais que va devenir la toison d’un kilo et demi étalée au sol ? « La laine noire n’est pas très valorisable, soupire le soigneur. Peut-être du rembourrage pour un matelas ? »

Alors que la laine a constitué le revenu principal des éleveurs de moutons jusque dans la première moitié du XXe siècle, elle est aujourd’hui devenue un sous-produit, voire un déchet. « Elle se valorise très mal, regrette Audrey Desormeaux, de la Fédération nationale ovine (FNO). Dans certains cas, le prix de vente de la laine, entre 20 et 30 centimes le kilo en moyenne en 2017, ne permet même pas de financer la tonte. Pour certaines races, les éleveurs n’ont pas réussi à trouver de collecteur et ont stocké leurs toisons en attendant que le cours remonte. »

Marie-Thérèse Chaupin, coordonnatrice de l’Atelier laines d’Europe, explique cette désaffection par l’essor des matières synthétiques dans les années 1980. « Il s’est accompagné d’un mépris croissant pour la laine, cette matière naturelle pas standardisée, pas moderne, pas industrialisable, produite en petites quantités. » Conséquence, les prix de la laine sur les marchés internationaux ont chuté. Les éleveurs se sont détournés des grandes coopératives lainières créées dans les années 1960, laissant le champ libre aux négociants. Lesquels ont acheté la laine française à bas coût pour l’exporter massivement vers l’Inde et la Chine. En 2012, les matières synthétiques (élasthanne, polyamide…) représentaient 61 % des fibres textiles utilisées dans le monde, 66 % si l’on y ajoute les fibres de cellulose (viscose) ; le coton, 31 % ; la laine, 1,5 % seulement.

« On a de plus en plus de demandes pour du naturel et du “made in France” »

Mais les mentalités changent. « Du côté des consommateurs, on s’inquiète de la pollution liée aux fibres synthétiques et l’on s’intéresse à nouveau aux matières naturelles et locales. Du côté des éleveurs, une génération de néoruraux a apporté de nouveaux points de vue », observe la coordinatrice de l’Atelier laines d’Europe. La coopérative Ardelaine, créée en 1982 à Saint-Pierreville (Ardèche), a été précurseure. Elle compte aujourd’hui 46 salariés et récolte et transforme 70 tonnes de laine produite par 250 éleveurs. Et depuis quelques années, une nouvelle garde a fait son apparition, sous la forme d’une multitude d’initiatives locales. Comme le projet Laines paysannes, lancé en 2015 à Bonnac (Ariège) par la tisserande Olivia Bertrand et l’éleveur de brebis tarasconnaises Paul de Latour, qui aide les éleveurs de races locales des alentours à récolter, trier, valoriser et commercialiser leur laine en circuit court. Ou Raïolaine, une trentaine d’éleveurs de l’Ardèche, de l’Aveyron, du Gard, de l’Hérault et de la Lozère qui s’organisent depuis 2015 pour valoriser la laine de leurs Raïoles, une race des Cévennes. Ou encore Mérilainos, une quinzaine d’éleveurs des régions Provence-Alpes-Côte d’Azur et Rhône-Alpes qui font transformer la laine de leurs mérinos en Italie, et l’Association pour la promotion du pastoralisme dans les Alpes-Maritimes (Appam), qui a entrepris de valoriser la laine de ses brigasques.

Xavier Kerhornou, des Toisons bretonnes, a profité de l’après-midi de tonte à l’écomusée du pays de Rennes pour installer son stand dans un ancien bâtiment de ferme. Sur la table s’étalent des pelotes rebondies aux couleurs douces et un beau plaid multicolore, fait main. La laine est issue de deux races bretonnes, les landes de Bretagne et les belle-île, qui ont failli disparaître au début du XXe siècle avant d’être redécouvertes et sauvées de justesse à la fin des années 1980. « Mais au début, les éleveurs de ces deux races jetaient ou brûlaient leur laine, se souvient Xavier Kerhornou. Ils n’arrivaient pas à trouver de débouchés, car la Bretagne ne produit qu’une tonne et demie de laine alors qu’il faut atteindre un seuil de dix à vingt tonnes pour intéresser l’outil industriel. Et la laine de ces races est rustique, elle n’est pas douce comme celle du mérinos. » Consciente que de nouveaux débouchés économiques sont indispensables pour la sauvegarde de ces races, l’association Denved Ar Vro, qui regroupe les éleveurs de landes de Bretagne et de belle-île, a lancé un projet pilote pour la valorisation de leur laine en 2010. En 2012, Howard Beverley « Bev » Osborne, un Anglais passionné de laine, a pris le relais avec les Toisons bretonnes.

Aujourd’hui, l’association récolte la laine d’une quinzaine d’éleveurs de Bretagne, de Normandie et des Pays de la Loire, qu’elle leur achète entre 80 centimes et un euro le kilo. Elle l’envoie ensuite en Haute-Loire pour être lavée, puis en Creuse pour être transformée en fil, couettes, oreillers, vêtements, etc., et en assure la commercialisation. Autant de tâches que les éleveurs, concentrés sur les soins aux animaux, n’auraient pas le temps d’assurer, mais qui leur apporte un revenu complémentaire non négligeable. « C’est important pour nous d’acheter la laine à un bon prix, qui permette au moins de rembourser la tonte, insiste Xavier Kerhornou. Certains de nos éleveurs ont même décidé d’arrêter de vendre leur viande pour se concentrer sur la laine, même si leur modèle économique reste à trouver. En tout cas, les clients sont très réceptifs : on a de plus en plus de demandes pour du naturel et du made in France. Les gens s’inquiètent du bien-être animal. Comme on assiste aux tontes de nos éleveurs, on peut les rassurer. »

« Notre activité est très peu connue »

Mais même avec du soutien, valoriser la laine reste un travail supplémentaire pour les éleveurs. Les mains pleines de suint — la substance sécrétée par la peau du mouton qui rend sa laine imperméable — plongées dans des touffes de poils d’une propreté parfois douteuse, Stéphanie Maubé et Vanessa Ode, cofondatrices du collectif Laines à l’Ouest, ne disent pas le contraire. « Dans la laine, ce qui coûte le plus cher, c’est le travail humain. Là, on trie la laine qui va partir au lavage. Un bon tri se fait au rythme de la tonte. Malheureusement, là, on a un sac de toisons en vrac. Donc on enlève les débris végétaux, les mèches souillées par des crottes et feutrées, et celles du ventre, qui sont trop courtes pour être intéressantes », explique Stéphanie Maubé.

L’ancienne graphiste et intermittente du spectacle en région parisienne s’est installée en 2011 à Saint-Germain-sur-Ay (Manche), où elle élève 120 brebis avranchines, cotentines et roussines de La Hague — des races locales à faibles effectifs. Après une tentative de valoriser sa laine en solo, elle a lancé Laines à l’Ouest en mars 2017. La même année, le collectif a récolté 150 kilos de laine auprès d’éleveurs d’avranchins et de roussins de La Hague, que Stéphanie Maubé a payé jusqu’à quatre euros le kilo pour les toisons d’avranchins noirs — les plus rares. « L’idée d’un prix élevé est de rembourser le coût de la tonte et de récompenser les efforts et les bonnes pratiques des éleveurs, explique l’éleveuse. En Normandie, ils tondent uniquement pour soulager les animaux. La technique qui préserve au maximum la qualité de la laine s’est perdue. On a aussi édité un petit guide intitulé “Jour de tonte” regroupant des conseils de bon sens : éviter la peinture sur les toisons, éviter de faire dormir les animaux dans le foin la veille, balayer les crottes, etc. »

Le défi suivant est de trouver une laverie et une filature pour la transformation. « Tous les outils industriels ont été abandonnés et délocalisés en Chine, où les contraintes environnementales sont moins importantes », indique Audrey Desormeaux, de la FNO. La seule grande laverie française est Laurent Laine, à Saugues (Haute-Loire). Pour faire face à une demande grandissante, elle s’est associée aux Ateliers de la Bruyère, une entreprise d’insertion, avec qui elle va ouvrir un site aux capacités plus importantes. « Laurent Laine a lavé 50 tonnes de laine en 2016, 80 en 2017… Notre nouvelle laverie, qui sera mise en service en juillet, pourra laver jusqu’à 230 tonnes. Mais l’agrandissement se heurte à des barrières législatives : notre activité est très peu connue et se voit imposer les mêmes normes que l’équarrissage alors que ce ne sont pas du tout les mêmes rejets ! » indique Pascal Lafont, directeur des Ateliers de la Bruyère.

La délicate question de restaurer des savoir-faire oubliés

La filière connaît les mêmes embouteillages à l’échelon des filatures, peu nombreuses en France. Longo Maï a réglé la question en achetant dès 1976 la filature abandonnée de Chantemerle, à Saint-Chaffrey (Hautes-Alpes). Les autres collectifs d’éleveurs sont nombreux à se tourner vers la filature Terrade, à Felletin (Creuse), la plus connue. « Problème, les petites quantités ne sont pas prioritaires, indique Stéphanie Maubé. Les délais pour récupérer les produits sont très longs. » Il a fallu des mois au collectif pour recevoir sa première gamme de pelotes « Fleur de sel », un délicat nuancier de teintes allant du blanc cassé au gris brun. Pour contourner le problème, l’éleveuse s’est portée candidate auprès du conseil départemental de la Manche pour acquérir les machines d’une ancienne filature du Mesnil-Tôve, abandonnée depuis 1975.

En filigrane du renouveau de la filière se pose la délicate question de restaurer des savoir-faire oubliés. Mais les formations sur la valorisation de la laine sont confidentielles. Le réseau Lainamac, lui aussi basé à Felletin (Creuse), propose un cursus de connaissance de la laine et des formations complémentaires (teinture végétale, stylisme, vente, etc.). « La filière a été délaissée par les filières générales agricoles, constate Mélusine Flament, chargée de mission formations à Lainamac. Deux personnes qui ont passé un brevet professionnel responsable d’exploitation agricole en élevage ovin sont venues me voir. Ils veulent achever leur formation chez nous parce qu’on ne leur a rien appris sur la laine. De manière générale, les techniciens ovins des chambres d’agriculture ne sont pas du tout calés sur la laine. » « Il n’y a pas d’enseignement sur la laine dans les filières générales, confirme Audrey Desormeaux. Des certificats spécifiques ovins abordent bien la question de la tonte, mais est-ce qu’ils évoquent la laine ? C’est sûr qu’il y a un travail à mener sur cette question, parce qu’éviter certaines mauvaises pratiques permettrait de mieux valoriser ce produit. Mais c’est un cercle vicieux : si un éleveur a du mal à payer son tondeur, il ne va pas faire l’effort de changer sa manière de pailler ! Et la FNO a d’autres sujets à traiter en priorité. »

Pourtant, le jeu en vaut la chandelle. En tout cas, à écouter Bernadette Le Prioux, coprésidente de la boutique associative Pyrénées fils et laines à Saint-Girons (Ariège). Ouverte en octobre 2016, elle commercialise la laine et les produits d’une vingtaine d’éleveurs et d’artisans du territoire. « On se rend compte, à la fréquentation de la boutique, que des gens de tous âges sont intéressés ! Des vieilles dames nous racontent qu’elles se souviennent de ces laines de leur enfance ; des enfants précaires de soixante-huitards qui économisent sou par sou pour se payer un pull de qualité ; et des tricoteuses lambda qui, une fois qu’on leur a expliqué la démarche, sont enthousiastes et nous achètent des pelotes. Moi-même, je ne peux plus tricoter de synthétique ! Évidemment, il y a toujours des clients pour nous dire que “la laine, ça gratte”. Mais on les oriente vers du Mérinos ou de l’alpaga, et on trouve une solution. »

Stéphanie Maubé, elle, a trouvé dans la valorisation de sa laine« [sa] manière d’être éleveuse. La laine est protéiforme, le point de convergence entre les races locales, le patrimoine, l’artisanat, l’art, le tourisme… Elle crée des liens entre les gens, les territoires et les métiers. »

Par Emilie Massemin (publié le 16/06/2018)
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