Insultes d’Hanouna : C8 condamné à une amende record de 3,5 millions d’euros
Jamais l’autorité régulatrice de l’audiovisuel n’avait prononcé de sanction aussi forte. La chaîne de télévision C8 devra payer une amende de 3,5 millions d’euros à la suite des insultes adressées par son animateur Cyril Hanouna à l’encontre du député Louis Boyard, le 10 novembre 2022. L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) a estimé, écrit-elle dans son communiqué, que les propos de l’animateur avaient « porté atteinte aux droits de l’invité, au respect de son honneur et de sa réputation ».

Le 10 novembre, dans son émission « Touche pas à mon poste », Cyril Hanouna avait qualifié le député de La France insoumise (LFI), ancien chroniqueur de son émission, de « tocard », de « merde », de « bouffon » et d’« abruti ». L’Arcom a déploré le « caractère injurieux » de ces propos ainsi que leur accumulation, « d’une particulière agressivité ». Dans sa décision, l’autorité indépendante regrette l’absence de « maîtrise de l’antenne », notant « qu’aucune personne présente en plateau » n’ait « cherché à tempérer » Cyril Hanouna « ni à modérer ses propos ».

Une deuxième décision met en demeure C8 de se conformer à l’avenir aux obligations relatives « à l’honnêteté et à l’indépendance de l’information et des programmes qui y concourent ». Une référence au refus de laisser Louis Boyard dénoncer les agissements de Vincent Bolloré, le propriétaire du groupe Canal+, en Afrique, à l’origine de l’ire de l’animateur.

En juillet 2017, C8 avait déjà été sanctionné d’une amende de 3 millions d’euros pour une séquence jugée homophobe d’une émission de Cyril Hanouna. Et en juin de la même année, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), ancêtre de l’Arcom, avait privé le programme de publicité pendant trois semaines. La chaîne, qui affichait en 2022 une perte de 47 millions d’euros, avait tenté à l'époque de faire annuler ces sanctions, déplorant leur impact financier pour le groupe dirigé par Vincent Bolloré.

« Espèce d’abruti », « Ferme ta gueule », « T’es un naze », « Tocard, va, allez, tais-toi ! Bouffon, va », « T’es un malade », « Tu sais que tu es dans le groupe Canal+ ici ? Qu’est-ce que tu viens foutre ici ? » Jeudi 10 novembre, sur C8, voilà comment Cyril Hanouna, animateur de « Touche pas à mon poste ! » (TPMP), s’est adressé à un élu de la nation, lui intimant de garder le silence.

La faute de Louis Boyard, élu député La France insoumise (LFI) du Val-de-Marne au mois de juin ? Avoir prononcé les mots « Bolloré » et « procès ». Suffisant pour déclencher l’ouragan et donner à voir une scène d’une violence rare dans l’histoire de la télévision – à l’issue de l’échange, le député a fini par quitter le plateau sous les huées du public. Car, sur C8, on ne parle pas ainsi du grand patron de la chaîne, proche de Cyril Hanouna, qui ne déteste rien tant que le rappel de ses démêlés judiciaires et de ses méfaits en matière de déforestation au Cameroun.

« Dès que le mot “Bolloré” a été prononcé, observe la chercheuse au CNRS Claire Sécail, tous les chroniqueurs ont fait corps avec l’animateur. Ils ont affiché leur loyauté à Hanouna pendant que celui-ci affirmait la sienne vis-à-vis de Bolloré. » « Pas du tout surprise » par la séquence, celle qui dissèque le programme de C8 depuis un an y a retrouvé la mécanique générale de l’émission, « faite de confrontations agonistiques où les idées ne gagnent que rarement ». Elle convient néanmoins que cette fois-ci, Cyril Hanouna, qui devrait revenir sur le sujet dans son émission lundi, est allé « loin dans l’outrance ».

Si loin que le tollé est général. Et que depuis jeudi, c’est le branle-bas de combat dans les sphères militantes. Sur les réseaux sociaux, la réplique s’est, comme toujours chez les Insoumis, rapidement organisée. « Personne ne dit “ferme ta gueule” à un député de mon groupe. Pas même Cyril Hanouna et les laquais de Bolloré », a tweeté, vendredi, Mathilde Panot. La présidente du groupe des députés LFI a saisi l’Arcom (ex-CSA) le soir même, au nom du « respect d’un homme » et de « la garantie des libertés fondamentales dans notre pays ».

Boyard : l’électrochoc ?

De fait, jamais un parlementaire n’avait ainsi été insulté à la télévision française. Une transgression de taille, fût-elle commise par un animateur gagné depuis longtemps par l’hubris, la démesure, et accusé à plusieurs reprises de harcèlement, comme le rappelait ce portrait du Monde en avril 2021. Aurait-il osé aller si loin si Louis Boyard n’avait été auparavant son propre salarié ? Durant l’année précédant son élection comme député en juin 2022, ce dernier a en effet été embauché comme chroniqueur sur TPMP.

Un passé que l’animateur s’est fait un malin plaisir de rappeler, entre deux éructations furibondes : « Moi, je ne crache pas dans la main qui me nourrit », a-t-il lancé à son ancien employé. Le mélange des genres n’a pas laissé indifférents certains observateurs, y compris à gauche. L’eurodéputé écologiste David Cormand ne s’est pas fait prier pour pointer le fait que « participer à la politique spectacle, même pour la dénoncer, c’est de fait la soutenir » et, in fine, « faire le jeu des populistes [et] de l’extrême droite ».

Le premier secrétaire du PS, Olivier Faure, a écrit sur Twitter : « Je viens de découvrir l’altercation Hanouna/Louis Boyard. Rien ne va. Pour la vedette de Bolloré [Cyril Hanouna – ndlr], tout s’achète jusqu’à la conscience des hommes. C’est la chaîne qui crée les notoriétés [en l’occurrence celle de Louis Boyard – ndlr] et donc qui fait élire. Le retour c’est de ne pas cracher dans cette main qui nourrit. »

Une critique à peine voilée de la stratégie médiatique de LFI, dont certains représentants ont eu leur rond de serviette sur des chaînes où l’on débat, sans coup férir, de l’opportunité de rétablir la peine de mort ou du « grand remplacement ». À l’inverse, d’autres commentateurs ont défendu l’importance de ne pas laisser de terrain à l’adversaire et ont même vu dans l’altercation de jeudi un moment lors duquel Cyril Hanouna a révélé au grand jour son allégeance au patron milliardaire.

La séquence a en tout cas réveillé l’éternel dilemme : faut-il boycotter certains espaces audiovisuels, au risque de se couper d’un public inatteignable par des canaux plus traditionnels et d’abandonner ainsi la « bataille culturelle » ? Ou les investir, au risque d’en être l’« idiot utile » et d’abîmer sa crédibilité dans des arènes médiatiques extrême-droitisées ?

    Où met-on le curseur ? Plus le temps passe, plus l’empire Bolloré est tentaculaire.
Coline Maigre, responsable de la presse à LFI

L’électrochoc de l’affaire Boyard a remis sur le tapis un débat jamais vraiment réglé au sein du mouvement mélenchoniste. « On est pris entre les principes et l’éthique qui nous inviteraient à ne pas aller sur ce genre d’émissions ou de médias, et une forme de pragmatisme qui consiste à ne pas laisser les citoyens qui regardent ces chaînes dans des bulles d’extrême droite sans contradiction », résume la députée Clémentine Autain. Pour sa part, elle a décidé de longue date de ne se rendre ni sur CNews, ni dans une émission de Cyril Hanouna.

David Guiraud s’est, à l’inverse, fait un nom en allant cogner contre l’extrême droite sur CNews, avant de se faire élire député de Roubaix en juin dernier. Il veut lui aussi montrer la complexité de l’équation. S’il ne plaide pas pour un boycott définitif de C8, il juge que « les insultes sur un élu requièrent une réaction du groupe parlementaire sur le temps long », et appelle « à ne pas faire comme s’il ne s’était rien passé ».

« Mais attention à ne pas mettre le doigt dans une rhétorique qui disqualifie toute participation à des médias de masse, avertit-il. Nous avons la responsabilité d’être efficaces politiquement, alors se priver d’émissions regardées par 1,5 million de téléspectateurs qui sont aussi des classes populaires et une part de notre électorat [un tiers des téléspectateurs de Cyril Hanouna a voté pour Jean-Luc Mélenchon, et un tiers pour Marine Le Pen, à la dernière présidentielle - ndlr], c’est également problématique. »

Coline Maigre, attachée de presse de LFI, s’interroge elle aussi mais se dit contre les boycotts systématiques : « Le problème c'est : où met-on le curseur ? Plus le temps passe, plus l’empire Bolloré est tentaculaire. Les événements comme l'émission avec Louis Boyard sont d'ailleurs nécessaires pour que les gens puissent se rendre compte à quel point il s'étend. »
Entre Hanouna et LFI, une longue histoire mouvementée

Reste que le débat traverse les Insoumis davantage que les autres forces de l’union de la gauche. Mouvement jeune (créé en 2016) et contestataire, LFI a en effet toujours cherché à contourner les médias qualifiés de « mainstream » – ils sont la « deuxième peau du système », expliquait jadis Mélenchon –, pour élargir, coûte que coûte, son audience. « Les Insoumis ont trouvé dans TPMP une émission qui s’est construite dans l’hostilité à la gauche traditionnelle, à travers laquelle ils accèdent à un électorat jeune et antisystème », confirme Claire Sécail.

Ce n’est donc pas un hasard si Jean-Luc Mélenchon est le premier homme politique d’envergure à se rendre chez Cyril Hanouna en 2013. « Cette émission existe grâce à vous, a même rappelé le présentateur en janvier dernier. Vous avez été un des premiers à venir. » Pas un hasard non plus si, neuf ans plus tard, toujours avide d’ouvrir de nouveaux espaces de parole, l’Insoumis intervient dans une vidéo de l’influenceuse controversée Magali Berdah, dite « la papesse de la téléréalité », afin de « parler de politique autrement » pendant la présidentielle.

Plus généralement, les « orateurs » (porte-parole) du mouvement se sont, ces dernières années, régulièrement affichés dans des médias de droite, voire d’extrême droite. Comme Alexis Corbière qui, en janvier 2019, donne une interview à Valeurs actuelles, créant le malaise en interne. Il ne réitérera pas l’expérience.

Car la stratégie médiatique du mouvement a varié au gré des circonstances. À l’automne 2019, LFI publie ainsi un communiqué indiquant qu’« aucun orateur » ne se rendra désormais sur CNews tant qu’Éric Zemmour, qui vient de lancer un appel à la guerre civile lors de sa « convention de la droite », y sera employé. « Nous considérons que l’audience ne doit pas primer sur la décence et que le fric ne doit pas primer sur l’éthique », indique alors le mouvement.

Les bonnes résolutions ne dureront qu’un temps. D’autant qu’au même moment, une figure bien connue de LFI, Raquel Garrido, commence à officier en tant que chroniqueuse permanente dans l’émission « Balance ton poste ! » de son « ami » Cyril Hanouna, sur C8, la chaîne sœur de CNews.

Semaine après semaine, la militante de gauche se heurte pourtant à l’hostilité croissante de l’écosystème Hanouna. Jusqu’à la rupture pour cause de mésentente avec le chroniqueur Éric Naulleau, que Raquel Garrido accuse de « harcèlement » envers elle. « Il y a quelque chose de toxique » dans cette émission, lancera-t-elle sur le plateau de TPMP en octobre 2021, lors d’une pseudo-séance d’explication organisée en direct avec l’essayiste proche d’Éric Zemmour. Une séquence télévisuelle qui virera, une fois encore, à l’humiliation publique pour la chroniqueuse.

Curieusement, cette mauvaise expérience d’une proche du premier cercle de Jean-Luc Mélenchon ne met pas un terme aux collaborations du mouvement avec Cyril Hanouna. Et l’Insoumis, qui prend pourtant soin de ne se rendre ni sur CNews ni sur Europe 1 (deux chaînes du groupe Bolloré) durant sa campagne – il ne viendra pas non plus sur Mediapart, voir nos explications au début de cette émission –, revient sur C8. D’abord dans l’émission « Balance ton poste ! », en février 2021. Puis un an plus tard, à l’occasion de sa campagne présidentielle, pour « parler aux jeunes ».

Le 27 janvier 2022, trois mois avant le 1er tour, il est ainsi l’invité de « Face à Baba » (alias Cyril Hanouna), émission durant laquelle Raquel Garrido apparaît souriante dans le public. Mais la soirée est un nouveau guêpier pour les Insoumis. Dans une ambiance « glauque », dixit une accompagnatrice, l’émission vire à la catastrophe sous la houlette d’un Cyril Hanouna recherchant frénétiquement le « buzz » et qui laisse à Éric Zemmour, qui fait face à Mélenchon, deux fois plus de temps que prévu autour de la table.

Un mauvais souvenir qui, là encore, ne découragera néanmoins pas les Insoumis de se presser régulièrement sur le plateau de TPMP les mois suivants. La semaine dernière, c’est ainsi à Cyril Hanouna que la direction du parti réserve la primeur de la réaction de Carlos Martens Bilongo, après les propos xénophobes d’un député du Rassemblement national à l’Assemblée (voir ici). Il vient alors accompagné de Mathilde Panot et de David Guiraud. « Il fallait frapper fort », justifie ce dernier.

Mais beaucoup à gauche, y compris au sein de LFI, sont moins convaincus : la quête à tout crin de l’audimat en vaut-elle la chandelle ? L’émission intervient, qui plus est, quelques jours après que Cyril Hanouna a surfé sur le meurtre de la petite Lola, prônant, devant les téléspectateurs et téléspectatrices, une justice expéditive, enjoignant au ministre de l’intérieur Gérald Darmanin de piétiner l’État de droit, et fêtant éhontément le pic d’audience généré par l’émission consacrée à ce sordide fait divers.

Un dispositif impossible à subvertir ?

Les déconvenues du passé, et le sort fait à Louis Boyard jeudi, ont peut-être enfin rebattu les cartes. Pour Claire Sécail, la stratégie employée par LFI – privilégier l’audience à la qualité de l’émission – a en tout cas du plomb dans l’aile. Quant à la participation des Insoumis à l’émission de Cyril Hanouna, elle juge le pari perdant sur toute la ligne.

« Ce n’est pas parce qu’un invité serait “fort en gueule” que sa parole individuelle peut s’imposer, observe la chercheuse. C’est Hanouna le chef d’orchestre, et il n’hésite pas à interrompre la dynamique d’un échange. Il est quasiment impossible d’imposer son propre agenda quand les plateaux sont construits autour de la thématique de l’adversaire, les Insoumis étant souvent placés en situation de “match” face à des partisans d’Éric Zemmour ou des identitaires. »

Dans une étude récente sur la couverture de la campagne présidentielle par la chaîne C8 et son émission phare TPMP (accessible librement ici), Claire Sécail pointe par ailleurs des inégalités manifestes de traitement entre candidats et forces politiques, en dépit des règles existantes sur les temps de parole. D’après ses résultats, l’extrême droite a été nettement favorisée, tandis que « Jean-Luc Mélenchon a fait l’objet d’un traitement particulièrement désavantageux ». Autant de signes d’un « pluralisme dévoyé », selon la chercheuse.

Faut-il donc s’inscrire dans cet univers hostile à la parole progressiste, où les invectives et la dérision peuvent disqualifier à tout moment un raisonnement ? Où, dans un relativisme total, affects personnels et préjugés peuvent être déclarés vainqueurs par la simple invocation du « bon sens » ou de la loi du plus fort – en l’occurrence celle de l’animateur ?

La question est désormais posée à LFI. Mais aussi au reste de l’échiquier politique, comme à la Macronie, qui entretient, via notamment la ministre Marlène Schiappa (voir notre documentaire Media Crash), des relations étroites avec Cyril Hanouna.

En attendant, Louis Boyard a annoncé la tenue d’une conférence de presse, lundi, à l’Assemblée nationale. Il y annoncera son intention d’ouvrir une commission d'enquête parlementaire « pour mesurer les ingérences de Vincent Bolloré sur les médias qu’il possède ». Et évoquera, sans doute, la proposition de loi visant à mettre fin à la concentration des médias que ses collègues insoumises Clémentine Autain et Sarah Legrain défendront lors de la prochaine niche parlementaire, fin novembre, dans l’hémicycle.

Une loi qui consisterait à rendre du pouvoir aux sociétés de rédacteurs, à limiter l’accès d’un actionnaire au capital des grands médias et à interdire toute prise de contrôle de plus de 20 % dans les médias significatifs. S’il n’a, pour l’heure, aucune chance d’être voté, le texte semble pourtant d’une criante actualité.

Par Fabien Escalona et Pauline Graulle (publié le 09/02/2023)
A lire sur le site Mediapart