09 Sept 2013
Ce 2 septembre, quinze ans et un jour après y être entré, je quitte Le Monde : en ce lundi, le dernier lien juridique entre ce journal et moi est défait, par le « solde de tout compte ».
Que je quitte volontairement un titre prestigieux étonnera peut-être. Mais certes moins que la raison qui m’y pousse : la censure mise en œuvre par sa direction, qui m’a empêché de poursuivre dans ce journal enquêtes et reportages sur le dossier de Notre Dame des Landes.
Au terme de l’histoire que je vais ici retracer, il ne me restait qu’une issue, si je voulais conserver la liberté sans laquelle le journalisme n’a pas de sens : abandonner le confort d’un salaire assuré et de moyens de travail avant que soit étouffée la dernière marge d’expression qui me restait, la chronique Ecologie.
Abandonner le journal fondé par Hubert Beuve-Méry et vendu en 2010 est une libération. Je me lance dans l’aventure du site Reporterre, parce que plus que jamais, une information indépendante est nécessaire pour rendre compte du phénomène le plus crucial de l’époque, la crise écologique.
On trouvera ci-après le récit des événements ouverts le 5 novembre 2012 et qui ont conduit à cette décision. Les lecteurs qui en auront le temps trouveront dans C’était un autre monde une présentation de mon travail antérieur dans ce journal qui éclairera le contexte de cette affaire.
Rappelons simplement quelques dates :
- création du service Planète : octobre 2008 ;
- création de la chronique Ecologie : février 2009 ;
- prise de contrôle du Monde par MM. Bergé, Niel et Pigasse : juin 2010.
Notre Dame des Landes : il est interdit d’enquêter
J’ai suivi avec attention le dossier de Notre Dame des Landes depuis qu’en 2007, j’avais rencontré sur place des protagonistes du projet d’aéroport. J’y étais retourné en août 2009, enquêtant et présentant les arguments des uns et des autres, dans ce qui fut un des premiers articles de presse nationale abordant en détail le sujet.
Je gardais un oeil attentif sur ce dossier qui ne semblait pas vouloir s’apaiser. J’étais le journaliste qui publiait le plus d’articles sur ce sujet, comme en témoigne la base de données du Monde : sur les 155 articles ou brèves où apparaît l’expression « Notre-Dame-des-Landes » entre le 19 novembre 2005 et le 19 novembre 2012, 33 sont signés de moi, le deuxième auteur, Anne-Sophie Mercier, signant 14 articles, le correspondant local, Yan Gauchard, 10.
J’avertis, dans une chronique du 5 octobre 2011, que cette affaire serait délicate pour un gouvernement socialiste : « Il serait dommage qu’une éventuelle présidence socialiste s’ouvre par le spectacle de CRS évacuant des paysans et des écologistes pour faire couler le béton ». Mais ni M. Hollande, ni M. Ayrault, ne lisaient apparemment la chronique Ecologie.
En octobre 2012, des forces de police investissaient la zone de Notre Dame des Landes où est censé être construit un aéroport. Elles venaient déloger les quelques centaines de personnes qui s’y étaient progressivement installées durant les années précédentes.
Je consacrais trois chroniques aux événements, dont deux peuvent être qualifiées de « scoop » : le 14 octobre 2012, j’avertissais de l’imminence d’une intervention policière, qui se produisit le 16 octobre ; le 21 octobre, je montrais que l’affaire n’était pas locale, mais bien nationale ; le 3 novembre, je révélais que M. Hagelsteen, le préfet de Loire-Atlantique qui avait préparé l’appel d’offres que remporterait ultérieurement la compagnie Vinci, avait plus tard été embauché par cette entreprise.
Durant toute cette période, entre la mi-octobre et la mi-novembre, je m’étonnais de la réticence du journal à suivre cette affaire, alors même que le service Planète aurait dû plonger sur ces événements qui étaient alors le principal sujet de l’actualité environnementale. Sur place, dans la ZAD (Zone à défendre), les forces policières puissamment armées détruisaient maison après maison, noyant le bocage sous le gaz lacrymogène, mais rencontrant une résistance farouche des nouveaux habitants de la zone, des opposants de toujours et des paysans. Ces événements étaient quasiment tus par Le Monde. Le journal publiait cependant le 27 octobre, alors que le résistance se renforçait, un article étonnamment titré "Le ciel se dégage pour l’aéroport de Notre Dame des Landes". J’avais demandé dès le 16 à partir sur place en reportage, la chef de service me dit que ce n’était pas possible pour des raisons budgétaires.
Je traitais donc le sujet, tant bien que mal, par la chronique Ecologie. Je dus m’absenter une semaine, juste après avoir publié, le samedi 3 novembre, l’information sur l’évolution professionnelle du préfet Hagelsteen. Ce papier fit du bruit : il intervenait à un moment où l’action policière échouait décidément à réduire la résistance. Alors que ce qui devait être expédié en deux coups de cuiller à pot se transformait en guerilla, cette information, comme tant d’autres éléments du dossier, montrait que la cause si obstinément défendue par le premier ministre était fort discutable.
Dans les jours suivants, en mon absence, un collègue était enfin envoyé sur place. Je revins le 12 novembre. Une grande manifestation devait avoir lieu le 16 novembre, elle s’annonçait d’ampleur importante. Je demandais à y aller, ayant suivi le dossier depuis le début. La chef de service s’y opposa. Au terme de l’échange, nous convinmes d’en référer au directeur adjoint de la rédaction, Didier Pourquery. J’allais voir celui-ci une heure plus tard. Il me dit que, par ma chronique, mes livres, j’étais “trop marqué" et que je ne pouvais pas couvrir le sujet. J’objectais que mes livres n’avaient pas évoqué le sujet de Notre Dame des Landes, que les chroniques avaient "sorti" des informations exclusives et exactes sur ce dossier, que, par ailleurs, j’écrivais dans les autres pages du journal différemment que dans la chronique qui, par nature, adoptait un ton et un angle fortement marqués. Mais non, "moi, directeur de la rédaction, je décide que tu n’iras pas". Mais ne pourrais-je travailler avec un autre collègue ? Non. Faire au moins un papier "magazine" dans le supplément hebdomadaire du journal ? Non. Nous parlâmes assez longuement, mais la réponse était tranchée : je ne pouvais pas couvrir Notre Dame des Landes pour Le Monde, hors la chronique. Je n’obtins qu’une chose : pouvoir partir en reportage sur mon temps libre pour celle-ci et pouvoir le raconter sur Reporterre.
Il m’envoya en fin d’après-midi un courriel indiquant : « Bonsoir,
En effet Hervé tu as bien noté que je ne souhaite pas que tu suives ce dossier pour le journal (ni pour le M d’ailleurs). Et j’ai bien noté que tu irais sur le terrain en tant que Hervé Kempf chroniqueur ’engagé’. Tout est clair
Merci
Didier ».
Je répondis : « J’irai sur le terrain en tant que journaliste. Je ferai mon travail, qui est de témoigner de mon époque, en relatant honnêtement un moment important de l’histoire du mouvement écologique.
Dans le contexte actuel, le terme de chroniqueur ’engagé’ me paraît injurieux – à moins que l’on parle des ’éditorialistes engagés’ quand trois éditoriaux avalisent le Traité TSCG, ou de ’chroniqueur engagé’ à propos de notre camarade assurant la chronique Europe, aux vues très tranchées. J’en reste à ces exemples. »
Contre tous les usages, j’étais dessaisi sans raison valable d’un dossier que j’avais couvert et fait mûrir depuis le début. On me bloquait les reportages, mais aussi les enquêtes sur une affaire où les intérêts économiques paraissaient singulièrement tortueux. En m’interdisant de traiter ce sujet, en refusant de donner écho à ce que je pourrais voir ou trouver dans mes enquêtes, on assumait le fait que Le Monde ne creuserait pas le dossier de Notre Dame des Landes. C’était, de fait, une censure.
Que faire ? A court terme, préparer mon reportage (qui s’effectuerait à mes frais) et prendre rendez-vous avec Erik Izraelewicz, qui fut calé le lundi suivant. Je partis le jeudi pour Notre Dame des Landes. Dans l’espace confiné des 2 400 signes de la chronique, je restituais un constat essentiel de la lutte : les "zadistes" et les "historiques" ne s’étaient pas divisés, comme l’avait espéré le pouvoir, c’était au contraire leur alliance contre la répression qui avait fait échouer celle-ci (« Solidarité écologique »). Et sur Reporterre, je racontais ce que j’avais vu durant ces trois jours magnifiques. Dans un registre d’écriture propre au média, bien sûr, ce n’était pas le reportage que j’aurais écrit dans Le Monde.
La rencontre, lundi 19 novembre, avec Erik Izraelewicz, n’aboutit à rien. Nous discutâmes franchement, quoique calmement, car l’estime était, je crois, réciproque. Il me dit presque d’entrée de jeu qu’il soutenait sa direction. Il me reprocha l’accroche de mon reportage, en forme d’allégorie. Je lui répondis que c’était la réponse à la déloyauté du journal à mon égard. Il me dit que j’avais désobéi en allant à Notre Dame des Landes, à quoi je répondis que Didier Pourquery m’y avait autorisé. J’évoquais l’idée que le journal aurait pu subir des pressions à propos du traitement de ce dossier. Erik dit que c’était injurieux.
Plus tard, des indices concourrant me firent penser que l’hypothèse de pressions d’un propriétaire sur le journal à propos de Notre Dame des Landes était pensable. Ce sont des indices, pas des preuves. Je les publierai si cela parait nécessaire au public.
Mais mon propos n’est pas de savoir pourquoi la direction du Monde a bloqué mon travail de journaliste. S’il y a eu pression, elle devait y résister. S’il n’y en pas eu, elle devait me laisser travailler. Le journal aurait pu discuter des sujets, travailler les angles, m’associer un autre journaliste. Mais non : la direction ne discutait pas, elle interdisait. Le contrat de liberté qui fonde la légitimité de la presse était rompu.
Je ne lâchais pas le morceau. J’allais voir les uns et les autres, interrogeais le syndicat, faisais front face à l’agressivité de la hiérarchie. Nous avions convenu avec Erik Izraelewicz de nous revoir. J’appelais son secrétariat pour prendre rendez-vous. Sa secrétaire me dit, affolée, "Erik va mal, les pompiers sont dans son bureau". Le directeur du Monde décédait le soir même, 27 novembre.
Nous n’étions pas d’accord, mais je le respectais. C’était un homme droit, il écoutait.
La vie continua. L’affaire n’était pas close. Il me restait la chronique. Je continuais à travailler avec les moyens du bord. Le 2 décembre, m’appuyant sur le travail de contre-expertise des opposants au projet de Notre Dame des Landes, la chronique Ecologie montrait comment, dans l’enquête publique, l’Etat avait manipulé les chiffres pour présenter comme profitable le projet. J’étais coincé dans les 2 400 signes d’un article enfoui au fond du journal ? Rien n’interdisait de développer la démonstration sur internet. De nouveau, ce travail repris par d’autres sites, eut un réel écho.
Mais un journaliste ne peut pas enquêter durablement sur les sujets délicats si le média qui l’emploie ne le soutient pas. Il y faut du temps, quelques moyens, la discussion avec des collègues motivés, la force de la carte de visite. Je savais dans quelles directions il faut porter le regard, l’indiquais dans la chronique du 16 décembre ("Voici le programme") et notamment sur "le comportement des grandes firmes de génie civil et concessionnaires, à la puissance financière devenue énorme et qui, par des formules de type partenariat public privé, s’assurent la gestion d’opérations qui sont logiquement de la responsabilité publique. »
Je vis le directeur par intérim, Alain Frachon, le 5 décembre. Discussion intéressante, mais qui n’aboutit à rien : le fond du problème était nié. Dans une lettre qu’il m’écrivit le 17 décembre, il exprima le point de vue officiel de la direction : « Ce ne sont pas tes compétences qui sont en question, mais un problème d’image : nous tenons à ce que l’approche du journal reste aussi impavide que possible, tout particulièrement dans les pages Planète ».
A quoi je répondis : « Impavide, nous dit le dictionnaire, signifie ’qui n’éprouve ni ne manifeste aucune crainte, aucune peur’. De quoi le journal pourrait-il avoir peur ? En quoi mon travail de journaliste et de révélateur d’aspects dérangeants du dossier Notre Dame des Landes pourrait-il empêcher le journal de ne pas avoir peur ? »
Une réponse possible à cette question est que Le Monde avait peur de déplaire aux promoteurs du projet d’aéroport.
La fin
Je ne détaille pas les mois suivants, qui ont été pénibles. On voulait me transformer en coupable. Les événements prirent une telle tournure que le délégué du personnel me conseilla de consulter le médecin du travail, qui m’orienta vers une psychologue. J’allais bien, heureusement, même si le choc était rude. Je découvris alors que plusieurs de mes collègues étaient en dépression nerveuse, qu’une mission sur les risques psycho-sociaux était menée dans l’honorable journal, qu’une plainte pour harcèlement moral était engagée par une collègue.
En mars, une nouvelle directrice du Monde fut désignée par les actionnaires. Une de ses premières réformes fut de rétrograder le service Planète, pourtant bien peu remuant, en un pôle subordonné au service International. Le journal lançait une formule marquée par un cahier consacré à l’Economie et aux entreprises, signe de la ligne nouvelle, qui visait la clientèle des "responsables" et CSP +++.
Le Débat national sur la transition énergétique, peu traité par le journal, trouva soudain une vive expression, le 17 mai, sous la forme de quatre pages axées sur « la compétitivité des entreprises » et majoritairement rédigées par des journalistes économiques extérieurs à la rédaction. On expliquait que l’enjeu essentiel d’une nouvelle politique énergétique était la compétitivité des entreprises, que le gaz de schiste réveillait l’industrie américaine, que la politique énergétique allemande produisait maints effets pervers. Un colloque organisé par l’Association française des entreprises privées (les cent plus importantes) et le Cercle de l’Industrie (fondé naguère par Dominique Strauss-Kahn) avec Le Monde accompagnait cet exercice de communication, qui remerciait Alstom, Areva, GDF-Suez, Arkema, Lafarge, etc. Ces partenaires avaient-ils apporté 35 000 euros au journal pour prix de ces quatre pages, comme me l’indiqua un collègue bien placé pour le savoir ?
Le 18 juin, Le Monde organisait, avec l’Institut de l’entreprise, l’International summit of business think tanks (Sommet international des cabinets de réflexion sur les affaires), "avec le soutien de Deloitte et Vinci". Pour préparer cet important événement, des entretiens avec des chefs d’entreprise furent publiés, le premier avec Xavier Huillard, président de Vinci.
L’environnement gênait. Plus que jamais, la chronique Ecologie divergeait des éditoriaux et des autres chroniques. Cela restait un espace de liberté, mais dans une atmosphère de plus en plus pesante.
En juin, une actualité, le décès de Pierre Mauroy, obligea à supprimer la page du journal du vendredi 7 qui comprenait la chronique Politique. La direction de la rédaction décida de déplacer cette page au lendemain samedi, et de supprimer de ce fait la chronique Ecologie qui devait paraitre ce jour. C’était un choix éditorial net, qui marquait quelle était la priorité. Pour la première fois depuis sa création, cette chronique était supprimée. On allait me conduire à une lente asphyxie. Nous échangeames des courriels, puis des lettres.
J’allais voir Louis Dreyfus, le président du directoire et directeur de la publication, et nous convinmes qu’une rupture conventionnelle de contrat était la solution idoine. J’étais libéré.
Le quotidien de l’écologie
Libéré... et chômeur. Dans toute cette lutte, je n’ai pas cherché à "voir ailleurs". Un média aura-t-il le désir de travailler avec un bon journaliste d’environnement, libre, produisant régulièrement des informations et des idées nouvelles, apprécié du public ? On verra. Le téléphone est ouvert.
Mais dans le secteur économique dévasté qu’est devenue la presse, et largement dominé par les intérêts capitalistes, le journalisme environnemental est relégué, de nouveau, à la position de cinquième roue du carosse, voire de gêneur. Ce qui compte, dans l’atmosphère délétère d’un système qui ne proclame la démocratie que pour mieux renforcer les logiques oligarchiques, c’est la croissance, l’économie, la production.
On ne peut plus feindre qu’il y aurait des journalistes "engagés" et d’autres qui seraient neutres. Derrière la bataille pour l’information se joue celle des priorités, et les choix de priorité renvoient à des visions différentes du monde. Le 11 juillet 2012, sur France Inter, Matthieu Pigasse, vice-président de la banque Lazard en Europe et co-propriétaire du journal Le Monde était interviewé - présenté, d’ailleurs, comme "engagé". La vision de la crise par M. Pigasse était révélatrice. La question des inégalités et de la répartition des richesses n’était pas évoquée, comme si elle n’avait aucune part dans les difficultés. Et pour résoudre le problème de la dette, une seule solution : la croissance. « La mère de toutes les batailles est la croissance », selon M. Pigasse. Qu’il pourrait y avoir une tendance historique à la stagnation de la croissance économique dans les pays riches était hors sujet. Quant à l’idée d’écologie, elle était aussi absente de l’entretien que l’existence des Martiens.
Je ne reproche à personne cette vision des choses. Simplement, il en est une autre tout aussi légitime, et qui ne trouve pas sa place dans les médias : celle selon laquelle la crise écologique mondiale est le phénomène actuel essentiel, sur les plans historique, économique et géopolitique. Et que c’est autour de ce phénomène - qu’il faut mettre en relation avec l’inégalité record qui structure la majorité des sociétés nationales comme les rapports entre Nord et Sud, en relation aussi avec la lutte pour la démocratie qui anime tant de mouvements populaires à travers le monde -, c’est autour de cette question centrale que peut et doit s’orienter la hiérarchie de l’information.
Nous manquons de lieux où s’expose nettement cette problématique, où se présentent les informations et les reportages qui l’expriment, où l’on lise les débats et réflexions vigoureuses qu’appellent les nouvelles questions qui se posent, où les mouvements sociaux et les luttes "d’en bas" soient racontés, où les mille alternatives et solutions nouvelles que créent autant de citoyens qui savent que, oui, "un autre monde est possible" seront décrites, comme ailleurs, on relate les aventures des entreprises du CAC 40.
Eh bien, nous allons développer ce lieu nécessaire, ce "quotidien de l’écologie". C’est Reporterre.
Faiblesse de nos moyens face aux millions des oligarques qui contrôlent les médias. Nous ne sommes rien, ils sont tout. Mais nous avons ce que l’argent ne peut pas acheter : la conviction, l’enthousiasme, la liberté.
Lire l'article sur le site de Reporterre (Hervé Kempf - 2/09/2013)
Que je quitte volontairement un titre prestigieux étonnera peut-être. Mais certes moins que la raison qui m’y pousse : la censure mise en œuvre par sa direction, qui m’a empêché de poursuivre dans ce journal enquêtes et reportages sur le dossier de Notre Dame des Landes.
Au terme de l’histoire que je vais ici retracer, il ne me restait qu’une issue, si je voulais conserver la liberté sans laquelle le journalisme n’a pas de sens : abandonner le confort d’un salaire assuré et de moyens de travail avant que soit étouffée la dernière marge d’expression qui me restait, la chronique Ecologie.
Abandonner le journal fondé par Hubert Beuve-Méry et vendu en 2010 est une libération. Je me lance dans l’aventure du site Reporterre, parce que plus que jamais, une information indépendante est nécessaire pour rendre compte du phénomène le plus crucial de l’époque, la crise écologique.
On trouvera ci-après le récit des événements ouverts le 5 novembre 2012 et qui ont conduit à cette décision. Les lecteurs qui en auront le temps trouveront dans C’était un autre monde une présentation de mon travail antérieur dans ce journal qui éclairera le contexte de cette affaire.
Rappelons simplement quelques dates :
- création du service Planète : octobre 2008 ;
- création de la chronique Ecologie : février 2009 ;
- prise de contrôle du Monde par MM. Bergé, Niel et Pigasse : juin 2010.
Notre Dame des Landes : il est interdit d’enquêter
J’ai suivi avec attention le dossier de Notre Dame des Landes depuis qu’en 2007, j’avais rencontré sur place des protagonistes du projet d’aéroport. J’y étais retourné en août 2009, enquêtant et présentant les arguments des uns et des autres, dans ce qui fut un des premiers articles de presse nationale abordant en détail le sujet.
Je gardais un oeil attentif sur ce dossier qui ne semblait pas vouloir s’apaiser. J’étais le journaliste qui publiait le plus d’articles sur ce sujet, comme en témoigne la base de données du Monde : sur les 155 articles ou brèves où apparaît l’expression « Notre-Dame-des-Landes » entre le 19 novembre 2005 et le 19 novembre 2012, 33 sont signés de moi, le deuxième auteur, Anne-Sophie Mercier, signant 14 articles, le correspondant local, Yan Gauchard, 10.
J’avertis, dans une chronique du 5 octobre 2011, que cette affaire serait délicate pour un gouvernement socialiste : « Il serait dommage qu’une éventuelle présidence socialiste s’ouvre par le spectacle de CRS évacuant des paysans et des écologistes pour faire couler le béton ». Mais ni M. Hollande, ni M. Ayrault, ne lisaient apparemment la chronique Ecologie.
En octobre 2012, des forces de police investissaient la zone de Notre Dame des Landes où est censé être construit un aéroport. Elles venaient déloger les quelques centaines de personnes qui s’y étaient progressivement installées durant les années précédentes.
Je consacrais trois chroniques aux événements, dont deux peuvent être qualifiées de « scoop » : le 14 octobre 2012, j’avertissais de l’imminence d’une intervention policière, qui se produisit le 16 octobre ; le 21 octobre, je montrais que l’affaire n’était pas locale, mais bien nationale ; le 3 novembre, je révélais que M. Hagelsteen, le préfet de Loire-Atlantique qui avait préparé l’appel d’offres que remporterait ultérieurement la compagnie Vinci, avait plus tard été embauché par cette entreprise.
Durant toute cette période, entre la mi-octobre et la mi-novembre, je m’étonnais de la réticence du journal à suivre cette affaire, alors même que le service Planète aurait dû plonger sur ces événements qui étaient alors le principal sujet de l’actualité environnementale. Sur place, dans la ZAD (Zone à défendre), les forces policières puissamment armées détruisaient maison après maison, noyant le bocage sous le gaz lacrymogène, mais rencontrant une résistance farouche des nouveaux habitants de la zone, des opposants de toujours et des paysans. Ces événements étaient quasiment tus par Le Monde. Le journal publiait cependant le 27 octobre, alors que le résistance se renforçait, un article étonnamment titré "Le ciel se dégage pour l’aéroport de Notre Dame des Landes". J’avais demandé dès le 16 à partir sur place en reportage, la chef de service me dit que ce n’était pas possible pour des raisons budgétaires.
Je traitais donc le sujet, tant bien que mal, par la chronique Ecologie. Je dus m’absenter une semaine, juste après avoir publié, le samedi 3 novembre, l’information sur l’évolution professionnelle du préfet Hagelsteen. Ce papier fit du bruit : il intervenait à un moment où l’action policière échouait décidément à réduire la résistance. Alors que ce qui devait être expédié en deux coups de cuiller à pot se transformait en guerilla, cette information, comme tant d’autres éléments du dossier, montrait que la cause si obstinément défendue par le premier ministre était fort discutable.
Dans les jours suivants, en mon absence, un collègue était enfin envoyé sur place. Je revins le 12 novembre. Une grande manifestation devait avoir lieu le 16 novembre, elle s’annonçait d’ampleur importante. Je demandais à y aller, ayant suivi le dossier depuis le début. La chef de service s’y opposa. Au terme de l’échange, nous convinmes d’en référer au directeur adjoint de la rédaction, Didier Pourquery. J’allais voir celui-ci une heure plus tard. Il me dit que, par ma chronique, mes livres, j’étais “trop marqué" et que je ne pouvais pas couvrir le sujet. J’objectais que mes livres n’avaient pas évoqué le sujet de Notre Dame des Landes, que les chroniques avaient "sorti" des informations exclusives et exactes sur ce dossier, que, par ailleurs, j’écrivais dans les autres pages du journal différemment que dans la chronique qui, par nature, adoptait un ton et un angle fortement marqués. Mais non, "moi, directeur de la rédaction, je décide que tu n’iras pas". Mais ne pourrais-je travailler avec un autre collègue ? Non. Faire au moins un papier "magazine" dans le supplément hebdomadaire du journal ? Non. Nous parlâmes assez longuement, mais la réponse était tranchée : je ne pouvais pas couvrir Notre Dame des Landes pour Le Monde, hors la chronique. Je n’obtins qu’une chose : pouvoir partir en reportage sur mon temps libre pour celle-ci et pouvoir le raconter sur Reporterre.
Il m’envoya en fin d’après-midi un courriel indiquant : « Bonsoir,
En effet Hervé tu as bien noté que je ne souhaite pas que tu suives ce dossier pour le journal (ni pour le M d’ailleurs). Et j’ai bien noté que tu irais sur le terrain en tant que Hervé Kempf chroniqueur ’engagé’. Tout est clair
Merci
Didier ».
Je répondis : « J’irai sur le terrain en tant que journaliste. Je ferai mon travail, qui est de témoigner de mon époque, en relatant honnêtement un moment important de l’histoire du mouvement écologique.
Dans le contexte actuel, le terme de chroniqueur ’engagé’ me paraît injurieux – à moins que l’on parle des ’éditorialistes engagés’ quand trois éditoriaux avalisent le Traité TSCG, ou de ’chroniqueur engagé’ à propos de notre camarade assurant la chronique Europe, aux vues très tranchées. J’en reste à ces exemples. »
Contre tous les usages, j’étais dessaisi sans raison valable d’un dossier que j’avais couvert et fait mûrir depuis le début. On me bloquait les reportages, mais aussi les enquêtes sur une affaire où les intérêts économiques paraissaient singulièrement tortueux. En m’interdisant de traiter ce sujet, en refusant de donner écho à ce que je pourrais voir ou trouver dans mes enquêtes, on assumait le fait que Le Monde ne creuserait pas le dossier de Notre Dame des Landes. C’était, de fait, une censure.
Que faire ? A court terme, préparer mon reportage (qui s’effectuerait à mes frais) et prendre rendez-vous avec Erik Izraelewicz, qui fut calé le lundi suivant. Je partis le jeudi pour Notre Dame des Landes. Dans l’espace confiné des 2 400 signes de la chronique, je restituais un constat essentiel de la lutte : les "zadistes" et les "historiques" ne s’étaient pas divisés, comme l’avait espéré le pouvoir, c’était au contraire leur alliance contre la répression qui avait fait échouer celle-ci (« Solidarité écologique »). Et sur Reporterre, je racontais ce que j’avais vu durant ces trois jours magnifiques. Dans un registre d’écriture propre au média, bien sûr, ce n’était pas le reportage que j’aurais écrit dans Le Monde.
La rencontre, lundi 19 novembre, avec Erik Izraelewicz, n’aboutit à rien. Nous discutâmes franchement, quoique calmement, car l’estime était, je crois, réciproque. Il me dit presque d’entrée de jeu qu’il soutenait sa direction. Il me reprocha l’accroche de mon reportage, en forme d’allégorie. Je lui répondis que c’était la réponse à la déloyauté du journal à mon égard. Il me dit que j’avais désobéi en allant à Notre Dame des Landes, à quoi je répondis que Didier Pourquery m’y avait autorisé. J’évoquais l’idée que le journal aurait pu subir des pressions à propos du traitement de ce dossier. Erik dit que c’était injurieux.
Plus tard, des indices concourrant me firent penser que l’hypothèse de pressions d’un propriétaire sur le journal à propos de Notre Dame des Landes était pensable. Ce sont des indices, pas des preuves. Je les publierai si cela parait nécessaire au public.
Mais mon propos n’est pas de savoir pourquoi la direction du Monde a bloqué mon travail de journaliste. S’il y a eu pression, elle devait y résister. S’il n’y en pas eu, elle devait me laisser travailler. Le journal aurait pu discuter des sujets, travailler les angles, m’associer un autre journaliste. Mais non : la direction ne discutait pas, elle interdisait. Le contrat de liberté qui fonde la légitimité de la presse était rompu.
Je ne lâchais pas le morceau. J’allais voir les uns et les autres, interrogeais le syndicat, faisais front face à l’agressivité de la hiérarchie. Nous avions convenu avec Erik Izraelewicz de nous revoir. J’appelais son secrétariat pour prendre rendez-vous. Sa secrétaire me dit, affolée, "Erik va mal, les pompiers sont dans son bureau". Le directeur du Monde décédait le soir même, 27 novembre.
Nous n’étions pas d’accord, mais je le respectais. C’était un homme droit, il écoutait.
La vie continua. L’affaire n’était pas close. Il me restait la chronique. Je continuais à travailler avec les moyens du bord. Le 2 décembre, m’appuyant sur le travail de contre-expertise des opposants au projet de Notre Dame des Landes, la chronique Ecologie montrait comment, dans l’enquête publique, l’Etat avait manipulé les chiffres pour présenter comme profitable le projet. J’étais coincé dans les 2 400 signes d’un article enfoui au fond du journal ? Rien n’interdisait de développer la démonstration sur internet. De nouveau, ce travail repris par d’autres sites, eut un réel écho.
Mais un journaliste ne peut pas enquêter durablement sur les sujets délicats si le média qui l’emploie ne le soutient pas. Il y faut du temps, quelques moyens, la discussion avec des collègues motivés, la force de la carte de visite. Je savais dans quelles directions il faut porter le regard, l’indiquais dans la chronique du 16 décembre ("Voici le programme") et notamment sur "le comportement des grandes firmes de génie civil et concessionnaires, à la puissance financière devenue énorme et qui, par des formules de type partenariat public privé, s’assurent la gestion d’opérations qui sont logiquement de la responsabilité publique. »
Je vis le directeur par intérim, Alain Frachon, le 5 décembre. Discussion intéressante, mais qui n’aboutit à rien : le fond du problème était nié. Dans une lettre qu’il m’écrivit le 17 décembre, il exprima le point de vue officiel de la direction : « Ce ne sont pas tes compétences qui sont en question, mais un problème d’image : nous tenons à ce que l’approche du journal reste aussi impavide que possible, tout particulièrement dans les pages Planète ».
A quoi je répondis : « Impavide, nous dit le dictionnaire, signifie ’qui n’éprouve ni ne manifeste aucune crainte, aucune peur’. De quoi le journal pourrait-il avoir peur ? En quoi mon travail de journaliste et de révélateur d’aspects dérangeants du dossier Notre Dame des Landes pourrait-il empêcher le journal de ne pas avoir peur ? »
Une réponse possible à cette question est que Le Monde avait peur de déplaire aux promoteurs du projet d’aéroport.
La fin
Je ne détaille pas les mois suivants, qui ont été pénibles. On voulait me transformer en coupable. Les événements prirent une telle tournure que le délégué du personnel me conseilla de consulter le médecin du travail, qui m’orienta vers une psychologue. J’allais bien, heureusement, même si le choc était rude. Je découvris alors que plusieurs de mes collègues étaient en dépression nerveuse, qu’une mission sur les risques psycho-sociaux était menée dans l’honorable journal, qu’une plainte pour harcèlement moral était engagée par une collègue.
En mars, une nouvelle directrice du Monde fut désignée par les actionnaires. Une de ses premières réformes fut de rétrograder le service Planète, pourtant bien peu remuant, en un pôle subordonné au service International. Le journal lançait une formule marquée par un cahier consacré à l’Economie et aux entreprises, signe de la ligne nouvelle, qui visait la clientèle des "responsables" et CSP +++.
Le Débat national sur la transition énergétique, peu traité par le journal, trouva soudain une vive expression, le 17 mai, sous la forme de quatre pages axées sur « la compétitivité des entreprises » et majoritairement rédigées par des journalistes économiques extérieurs à la rédaction. On expliquait que l’enjeu essentiel d’une nouvelle politique énergétique était la compétitivité des entreprises, que le gaz de schiste réveillait l’industrie américaine, que la politique énergétique allemande produisait maints effets pervers. Un colloque organisé par l’Association française des entreprises privées (les cent plus importantes) et le Cercle de l’Industrie (fondé naguère par Dominique Strauss-Kahn) avec Le Monde accompagnait cet exercice de communication, qui remerciait Alstom, Areva, GDF-Suez, Arkema, Lafarge, etc. Ces partenaires avaient-ils apporté 35 000 euros au journal pour prix de ces quatre pages, comme me l’indiqua un collègue bien placé pour le savoir ?
Le 18 juin, Le Monde organisait, avec l’Institut de l’entreprise, l’International summit of business think tanks (Sommet international des cabinets de réflexion sur les affaires), "avec le soutien de Deloitte et Vinci". Pour préparer cet important événement, des entretiens avec des chefs d’entreprise furent publiés, le premier avec Xavier Huillard, président de Vinci.
L’environnement gênait. Plus que jamais, la chronique Ecologie divergeait des éditoriaux et des autres chroniques. Cela restait un espace de liberté, mais dans une atmosphère de plus en plus pesante.
En juin, une actualité, le décès de Pierre Mauroy, obligea à supprimer la page du journal du vendredi 7 qui comprenait la chronique Politique. La direction de la rédaction décida de déplacer cette page au lendemain samedi, et de supprimer de ce fait la chronique Ecologie qui devait paraitre ce jour. C’était un choix éditorial net, qui marquait quelle était la priorité. Pour la première fois depuis sa création, cette chronique était supprimée. On allait me conduire à une lente asphyxie. Nous échangeames des courriels, puis des lettres.
J’allais voir Louis Dreyfus, le président du directoire et directeur de la publication, et nous convinmes qu’une rupture conventionnelle de contrat était la solution idoine. J’étais libéré.
Le quotidien de l’écologie
Libéré... et chômeur. Dans toute cette lutte, je n’ai pas cherché à "voir ailleurs". Un média aura-t-il le désir de travailler avec un bon journaliste d’environnement, libre, produisant régulièrement des informations et des idées nouvelles, apprécié du public ? On verra. Le téléphone est ouvert.
Mais dans le secteur économique dévasté qu’est devenue la presse, et largement dominé par les intérêts capitalistes, le journalisme environnemental est relégué, de nouveau, à la position de cinquième roue du carosse, voire de gêneur. Ce qui compte, dans l’atmosphère délétère d’un système qui ne proclame la démocratie que pour mieux renforcer les logiques oligarchiques, c’est la croissance, l’économie, la production.
On ne peut plus feindre qu’il y aurait des journalistes "engagés" et d’autres qui seraient neutres. Derrière la bataille pour l’information se joue celle des priorités, et les choix de priorité renvoient à des visions différentes du monde. Le 11 juillet 2012, sur France Inter, Matthieu Pigasse, vice-président de la banque Lazard en Europe et co-propriétaire du journal Le Monde était interviewé - présenté, d’ailleurs, comme "engagé". La vision de la crise par M. Pigasse était révélatrice. La question des inégalités et de la répartition des richesses n’était pas évoquée, comme si elle n’avait aucune part dans les difficultés. Et pour résoudre le problème de la dette, une seule solution : la croissance. « La mère de toutes les batailles est la croissance », selon M. Pigasse. Qu’il pourrait y avoir une tendance historique à la stagnation de la croissance économique dans les pays riches était hors sujet. Quant à l’idée d’écologie, elle était aussi absente de l’entretien que l’existence des Martiens.
Je ne reproche à personne cette vision des choses. Simplement, il en est une autre tout aussi légitime, et qui ne trouve pas sa place dans les médias : celle selon laquelle la crise écologique mondiale est le phénomène actuel essentiel, sur les plans historique, économique et géopolitique. Et que c’est autour de ce phénomène - qu’il faut mettre en relation avec l’inégalité record qui structure la majorité des sociétés nationales comme les rapports entre Nord et Sud, en relation aussi avec la lutte pour la démocratie qui anime tant de mouvements populaires à travers le monde -, c’est autour de cette question centrale que peut et doit s’orienter la hiérarchie de l’information.
Nous manquons de lieux où s’expose nettement cette problématique, où se présentent les informations et les reportages qui l’expriment, où l’on lise les débats et réflexions vigoureuses qu’appellent les nouvelles questions qui se posent, où les mouvements sociaux et les luttes "d’en bas" soient racontés, où les mille alternatives et solutions nouvelles que créent autant de citoyens qui savent que, oui, "un autre monde est possible" seront décrites, comme ailleurs, on relate les aventures des entreprises du CAC 40.
Eh bien, nous allons développer ce lieu nécessaire, ce "quotidien de l’écologie". C’est Reporterre.
Faiblesse de nos moyens face aux millions des oligarques qui contrôlent les médias. Nous ne sommes rien, ils sont tout. Mais nous avons ce que l’argent ne peut pas acheter : la conviction, l’enthousiasme, la liberté.
Lire l'article sur le site de Reporterre (Hervé Kempf - 2/09/2013)