Le Chili dépénalise partiellement l’avortement après vingt-huit ans d’interdiction totale
C’est une journée historique pour les féministes chiliennes. Après vingt-huit ans de lutte, le Parlement a voté une loi, mercredi 2 août, dépénalisant partiellement l’interruption volontaire de grossesse (IVG). Désormais, les femmes pourront avorter en cas de risque pour la vie de la femme enceinte, de non-viabilité du fœtus et de viol. Jusque-là, le Chili était l’un des rares pays à interdire totalement le recours à l’avortement, même si la grossesse mettait la femme en danger de mort. Les peines allaient de trois à cinq ans de prison.

Cependant, les parlementaires de droite, dans l’opposition, ont immédiatement saisi le Tribunal constitutionnel (TC), car ils estiment que le texte porte atteinte au principe du droit à la vie qui figure dans la Constitution. Le TC devrait décider de la recevabilité du recours le mardi 8 août. Une course contre la montre pour les défenseurs du droit des femmes à décider, le futur président du TC, Ivan Arostica, un conservateur opposé à la légalisation de l’IVG, et dont la voix pourrait être essentielle, devant prendre ses fonctions le 30 août.

La Chambre des députés avait déjà voté le texte en mars 2016, mais il avait dû passer par plusieurs commissions, puis par le Sénat, qui l’avait amendé, notamment sur les dispositions pour les adolescentes de moins de 14 ans, avant de revenir à la chambre basse.

Contre toute attente, celle-ci avait repoussé, le 20 juillet, les amendements apportés. Mercredi, le Sénat a finalement approuvé par 22 voix contre 13 un texte établi par une commission mixte chargée d’établir une version acceptable par les deux chambres. Les députés avaient approuvé le même texte quelques heures plus tôt.

Bien que ne s’appliquant qu’à trois cas de figure exceptionnels et précis, cette loi constitue une avancée dans la protection des droits des femmes au Chili. En l’absence de chiffres officiels, on estime qu’au moins 120 000 avortements sont pratiqués tous les ans au Chili, dans la clandestinité.

La dépénalisation de l’IVG a été l’un des grands combats de la présidente socialiste Michelle Bachelet (2006-2010, et depuis 2014), pédiatre de formation et ministre de la santé de 2000 à 2002. C’est de justesse qu’elle a remporté cette victoire, quelques mois avant la fin de son mandat, en mars 2018, alors que la droite est donnée favorite dans les sondages en vue de la présidentielle du 19 novembre. Elle a réagi dans un tweet mercredi soir : « Aujourd’hui, nous les femmes avons récupéré un droit essentiel que nous n’aurions jamais dû perdre : celui de prendre des décisions lorsque nous vivons des moments de douleur. »

La sénatrice socialiste Isabel Allende a dit espérer que le TC « ne sera[it] pas capable de faire marche arrière sur une législation aussi importante pour les droits humains des femmes ».

Débats houleux

« Les trois circonstances [dans lesquelles une femme peut désormais avorter] qui étaient au cœur de la lutte ont été approuvées (…), ce qui représente une grande contribution à l’histoire du Chili », a déclaré pour sa part Claudia Dides, présidente de Miles, une ONG qui défend les droits sexuels et reproductifs.

Pour des mouvements plus radicaux, comme le Collectif féministe autonome, qui réclame « le droit de choisir et l’avortement légal pour toutes les femmes » sur simple demande, comme en France, il s’agit certes « d’une avancée historique », mais « insuffisante », puisque « cette loi ne concerne que 3 % des femmes qui avortent ».
71 % des Chiliens sont favorables à la loi, mais seuls 15 % le sont à une libéralisation totale de l’IVG

Plusieurs mois de débats houleux ont été nécessaires, souvent interrompus par des insultes proférées par des activistes religieux et des groupes conservateurs, qui considèrent l’avortement comme un assassinat, et qui ont été expulsés par la police. Selon une enquête récente, 71 % des Chiliens sont favorables à la loi. Mais seulement 15 % sont favorables à une libéralisation totale de l’IVG.

Paradoxalement, l’avortement thérapeutique a existé durant un demi-siècle au Chili, à partir de 1931, avant même que les femmes chiliennes n’aient le droit de vote (1949), dans les cas où le fœtus ne pouvait pas survivre hors de l’utérus et en cas de danger pour la vie de la femme. Mais il a été totalement interdit, en 1989, à la fin de la dictature militaire (1973-1990), par le général Augusto Pinochet.

Depuis vingt-huit ans, les gouvernements démocratiques qui se sont succédé au pouvoir ne s’étaient guère préoccupés de traiter le sujet face à l’opposition farouche de la puissante Eglise catholique chilienne et au machisme, encore très prégnant dans les esprits. C’était, en revanche, une promesse de campagne de Michelle Bachelet, une femme divorcée, qui a élevé seule ses enfants et se dit agnostique.

Sauf si le TC annule la procédure, le Chili ne fait désormais plus partie des quelque vingt pays qui interdisent encore totalement l’IVG : le Salvador, le Nicaragua, le Suriname, Haïti et la République dominicaine sur le continent américain ; les Philippines et les îles Palaos en Asie-Océanie ; le Sénégal, la Guinée-Bissau, le Gabon, le Congo, Madagascar, Djibouti et la Mauritanie en Afrique ; Malte, Andorre, le Vatican et Saint-Marin en Europe.

En Amérique latine, la liberté d’avorter sur demande de la femme, sans avoir à donner de justification, existe seulement à Cuba depuis 1965, dans la ville de Mexico depuis 2007 et en Uruguay depuis 2012.

Par Christine Legrand (03/08/2017)
A lire sur le site du Monde