Claudia Sheinbaum, première présidente du Mexique : "Le peuple avant tout" ?
"Je ne vais pas vous décevoir", tels ont été les premiers mots de la première femme présidente de l'histoire du Mexique. Candidate du parti au pouvoir (Mouvement de régénération nationale, MORENA), Claudia Sheinbaum a pu compter sur l’énorme popularité de l’actuel président de gauche, Andrés Manuel López Obrador, pour conquérir les urnes. L’"héritière", comme l’appellent ses détracteurs, promet la totale continuité de la "Quatrième transformation", le programme du président sortant.

Les sondages qui la donnaient très confortablement gagnante ne s’étaient pas trompés. La candidate du parti MORENA, d’Andrés Manuel López Obrador, a été élue au bout d’une campagne marquée par une extrême violence politique, 31 candidats locaux assassinés et des milliers de menaces proférées contre les candidats déclarés ou potentiels.

C’était également le plus grand scrutin du pays. Pour la première fois, il s’agissait d’élections générales avec 128 sièges de sénateurs, 500 sièges de députés et quasiment la totalité de municipalités en jeu. Xochitl Gálvez, la candidate de la coalition de l’opposition de droite, misait sur les indécis et les voix cachées pour renverser la tendance. Elle rassemble 26 et 28% des voix. "Voter n’est pas une simple formalité", revendiquait cette dernière. Car oui, pour la première fois de l’Histoire, les Mexicains pouvaient choisir entre deux femmes désignées par leur mouvement politique respectif au cours d’un processus interne. Le troisième candidat Jorge Alvarez Maynez est arrivé loin derrière.

La nouvelle présidente prendra le relais du président sortant Andres Manuel Lopez Obrador, le 1er octobre prochain pour un mandat de six ans jusqu'en 2030.

Dauphine vs héritière

Claudia Sheinbaum, scientifique de 61 ans, a bénéficié de la machine Lopez Obrador : de sa capacité à mobiliser les foules et de la popularité de "la quatrième transformation", le programme de transformation politique du président actuel mexicain, qui a installé la gauche au pouvoir en 2018 pour la première fois au Mexique.

Boussole du sexennat qui s’achève, la "4T" s’articule autour d’une économie basée sur de grands travaux, une multitude de programmes sociaux promus au détriment d’institutions et d’autres programmes, qui marchaient relativement bien, la militarisation du pays car "l’armée n’est pas corrompue"et la polarisation : "ceux d’avant" versus "nous". Quant à la violence et le crime organisé, les "embrassades" sont venues remplacer "la guerre contre les narcos".

Au contact du peuple

Séduits notamment par ces programmes sociaux, les électeurs du parti MORENA étaient prêts à renouveler l’expérience. Jugée plus distante et plus technocrate que politique, Claudia Sheinbaum a dû pourtant mouiller la chemise pour ne pas dilapider le capital sympathie de l’animal politique qu’est Andrés Manuel López Obrador. Habillée souvent en tenues rappelant les motifs des tissus des peuples autochtones, cela faisait des mois qu’elle sillonnait le territoire pour être au contact de la base la plus fidèle, aux frais de la présidence et bien avant la campagne officielle. "La candidate pouvait s’appuyer sur tout l’appareil de l’Etat", souligne Lilia Gomez Jiménez, politologue et professeure à l’Université Autonome Métropolitaine (UAM).

    Je suis sûre de moi et ce n’est pas mon problème si l’opposition pense que ma présidence sera une présidence AMLO bis. Claudia Sheinbaum, présidente du Mexique

Sa forte proximité avec l’actuel président, les tendances autocratiques de ce dernier et les défauts du fonctionnement politique mexicain font craindre à ses détracteurs, mais pas seulement, qu’elle ne sera qu’une marionnette de l’actuel président, ne pouvant pas se représenter. La Constitution mexicaine ne prévoit pas la réélection. "Je suis sûre de moi et ce n’est pas mon problème si l’opposition pense que ma présidence sera une présidence AMLO bis", répète-t-elle.

Il est vrai que pendant toute la campagne elle ne s’est écartée d’un millimètre de la voie tracée par celui qui fut également chef du gouvernement de la ville de Mexico (2000-2005). Mais pouvait-elle seulement le faire ? Comment proposer un changement quand le chef de l’Etat peut se vanter d’un taux de popularité de 60% ? Le but était d’assurer la fauteuil présidentiel en garantissant que les politiques sociales soient maintenues. La candidate de la droite Xótchitl Gálvez proposait quant à elle de les maintenir et de les renforcer.

Mais est-ce que Claudia Sheinbaum devrait se revendiquer de l’héritage d’AMLO comme on l’appelle ? Celui-ci n'a eu de cesse d'affirmer que le pays allait "vachement bien" depuis son élection. Il suffit pourtant de regarder les chiffres de près : avec plus de 166 000 homicides en cinq ans, l’actuel mandat est plus violent que les deux précédents et les féminicides n’ont pas diminué : on en compte dix par jour.

Et si les Mexicains sont moins pauvres - 8,9 millions de personnes seraient sorties de la pauvreté -, la pauvreté extrême reste préoccupante. L’économie n’est pas florissante malgré les grands travaux entrepris par cette administration et malgré un phénomène de "nearshoring" (processus d'externalisation, ndlr) d’entreprises américaines installées dans le pays, après la pandémie, sur fond de guerre économique avec la Chine.

"Obradurisme" et un pays profondément militarisé

La gauche était également attendue sur deux sujets majors : les disparitions forcées et la protection de l’environnement. Au moins 50 000 personnes sont disparues pendant ce sexennat. Selon le Registre national des personnes disparues, une personne disparait toutes les heures. Et l’affaire des 43 étudiants d’Ayotzinapa disparus en 2014 sous la présidence d’Enrique Penña Nieto laisse un goût bien amer aux familles qui croyaient en un véritable changement. Si l’implication de militaires a bel et bien été prouvée, la lumière est loin d’avoir été faite pendant ces six dernières années. Il est difficile pour cette administration de se fâcher avec la grande muette mexicaine, devenue l’alpha et l’oméga de l’ "obradurisme".

Dans les rues face au crime organisé, à la frontière pour contrôler les flux migratoires, aux commandes d’un aéroport, des ports et des douanes, les militaires sont même en charge de la construction et de l’exploitation du train Maya ; 1500 kilomètres de voie ferrée dans le sud-est du Mexique où des centaines d’arbres ont été coupés et des puits d’eau pollués au nom de l’industrie touristique. Ceux qui étaient contre le projet ont vite compris qu’il valait mieux de se taire. Le Mexique reste l'un des pays les plus dangereux "pour ceux qui veulent défendre la terre et l'eau", selon l'ONG Global Witness. La présidente élue Claudia Sheinbaum, scientifique et ancienne membre du Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), devra sans doute avaler des couleuvres pour garantir cette "continuité".

Une continuité assumée ?

La professeure Lilia Gomez Jimenez souligne que Victoria Sheinbaum n’a pas cessé de "vanter" le bilan du président en arguant que le Mexique a véritablement changé. Ce qui est loin d’être vrai. Si le Mexique a vraiment changé, c’est au tournant des années 2000 quand les électeurs se sont mobilisés en masse pour chasser la dictature parfaite du Parti révolutionnaire institutionnel, au pouvoir pendant 70 ans. Les Mexicains ont commencé à connaître l’alternance en politique.

L’arrivée en 2018 de la gauche au pouvoir représentait la concrétisation de ces décennies de travail politique en faveur de la pluralité et un espoir aussi. "Mais une fois au pouvoir, MORENA a renoué avec d’anciennes méthodes même en reculant sur certains acquis. AMLO s’est attaqué à l’Institut national électoral à la sécurité sociale et il a déjà annoncé le plan de route au Congrès pour sa successeure. Elle est en charge de faire passer plusieurs réformes dont une réforme électorale controversée".

Faut-il pour autant en déduire que les prédécesseurs de Lopez Obrador et désormais de Claudia Sheinbaum ont été exemplaires ? "Non", répond amusée Lilia Gomez Jimenez en rappelant l’interpénétration de tous le partis politiques et l’échec partagé de tous les gouvernements passés face au fléau numéro un : le crime organisé. Au-delà de la visibilisation de la violence dans des localités où celle-ci restait discrète comme dans la célèbre ville d’Acapulco, ce qui inquiète "c’est la diversification des activités économiques des narcotrafiquants et l’emprise sur la politique locale", fait remarquer la politologue.

Claudia Sheinbaum promet de continuer à s’attaquer aux causes premières de la criminalité : la pauvreté et les inégalités. Mais cette politique perçue comme clémente vis-à-vis du crime organisé n’a pas produit les effets escomptés. Les points "chauds" se sont multipliés avec l’étalage de l’extrême violence des cartels. La nouvelle présidente entend également mettre en place à niveau national la méthode qu’elle avait promue pendant ses années à la tête de la ville de Mexico (2018-2023). Elle a renforcé l’appareil judiciaire local et a resserré les liens entre les différentes entités chargées des enquêtes avec succès. Elle insiste aussi sur le fait que le problème des drogues est aussi un problème de santé publique et hors de question de parler de "guerre".

"Le peuple avant tout"

Si Claudia Sheinbaum elle-même a entretenu l’image de "dauphine" pendant la campagne électorale, il ne faut pas oublier qu’elle est tout sauf une débutante. Née de parents déjà engagés dans les luttes du mai 68 mexicain, elle a été très vite au contact de la politique. Dans sa jeunesse elle a été de toutes les revendications étudiantes et une figure des mouvements sociaux de Mexico. C’est dans cette effervescence qu’elle se rapproche de Lopez Obrador qui promet de mettre "le peuple avant tout".

L'objectif est que les plus modestes se sentent reconnus et entendus par ce gouvernement. Hélène Combes, directrice de recherche au CNRS rattachée au CERI Sciences Po Paris, rappelle au micro de RFI que Claudia Sheinbaum n’est pas entourée des mêmes profils qu’AMLO et qu’elle est tout à fait capable d’exprimer son désaccord. La chercheuse fait remarquer également que la nouvelle présidente est plus cosmopolite qu’AMLO : "Elle parle très bien anglais contrairement à López Obrador".

Après six années d’effacement sur la scène internationale, la nouvelle cheffe d'Etat mexicaine pourrait bien refaire entendre la voix de son pays dans les forums internationaux. La chercheuse qui a suivi de près l’action de Claudia Sheinbaum rappelle que de nombreux programmes mis en place par l’ancienne maire de Mexico ont eu un véritable impact sur la vie de la population. Si elle a soigné sa stature présidentiable, elle pourrait bien se garder d’entretenir l’image populiste de l’actuel chef de l’Etat.

Le Mexique, champion de la représentation des femmes en politique

"Héritière" ou pas, Claudia Sheinbaum est déjà entrée dans l’Histoire. Gaspard Estrada, Directeur Exécutif de l’Observatoire politique de l’Amérique latine et des Caraïbes de Sciences Po, insiste sur le fait que la double candidature féminine et la victoire de la nouvelle présidente sont le résultat de politiques et de lois en faveur de la représentation politique des femmes. "Il faut rappeler que le Mexique bat les records latino-américains en la matière. Maintenant, il faut que leur élection se traduise en véritables politiques pour le droit des femmes", estime-t-il. Si Claudia Sheinbaum se dit féministe et célèbre "le temps des femmes", les collectifs féministes se montrent plus que sceptiques.

    C’est évidemment historique d’avoir une femme présidente de ce pays mais ce n’est pas une fin en soi. Arussi Unda, membre du collectif Brujas del Mar

Aux rênes de la ville de Mexico, Claudia Scheinbaum entretenait une relation complexe avec les manifestations féministes et les "Guacamaya papers" ont prouvé que des féministes étaient sous surveillance policière et militaire. Figure du féminisme de l’Etat de Veracruz, Arussi Unda, membre du collectif Brujas del Mar, les sorcières de la mer, se souvient que pendant sa campagne pour la ville de Mexico, celle-ci "s’était assise avec de nombreuses organisations qu’elle a ignorées par la suite". "C’est évidemment historique d’avoir une femme présidente de ce pays mais ce n’est pas une fin en soi", conclut-elle.

Par Terriennes, Florencia Valdes (publié le 03/06/2024)
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