23 Août 2018
De l’eau chaude tirée des profondeurs de la Terre qui va permettre à une cité de banlieue de réduire sa facture de chauffage et ses émissions de CO2. Samedi 2 juin, c’était la fête de la géothermie* à Grigny et Viry-Châtillon, dans l’Essonne, à une vingtaine de kilomètres au sud de Paris. Deux communes contiguës de la grande couronne marquées, comme ailleurs, par le chômage, la pauvreté, les copropriétés pudiquement qualifiées de « dégradées ». Celle de Grigny 2, une cité de 5 200 logements, la deuxième d’Europe par sa taille, est un concentré explosif de problèmes de tous ordres.
Zoom Haute température : l’Alsace exploite ses failles
C’est dans cet environnement difficile où la République fait défaut que l’on fêtait la réussite d’un pari républicain : la réalisation, par une société publique locale, d’un forage géothermique couplé à un réseau de chaleur. Mis en service l’hiver dernier, l’équipement permet de chauffer à moindre coût et sur des bases durables les résidents de Grigny 2, ainsi que des immeubles HLM voisins et des bâtiments publics. Au total, l’équivalent de 10 000 logements. L’abonné paye désormais 60 euros son mégawattheure (MWh) de chaleur, issu d’une eau à 71 °C captée à 1 800 m de profondeur. Avant, le tarif tournait autour de 75 euros, était susceptible de grimper avec les prix du gaz et n’intégrait pas les frais de gros entretien des chaudières. Une économie estimée à 800 000 euros par an pour les quelque 15 000 habitants de Grigny 2.
Trésor francilien
Le bassin parisien a la particularité d’offrir des ressources géothermales intéressantes - l’aquifère du Dogger, surtout, une couche sédimentaire datant de 150 millions d’années gorgée d’eau chaude - à la verticale de zones densément peuplées. La température de l’eau du Dogger n’est pas assez élevée pour actionner une turbine à vapeur et produire de l’électricité. Elle permet cependant d’alimenter des réseaux de chaleur, dont la rentabilité suppose toutefois qu’ils desservent un maximum de clients pour un minimum de linéaires de tuyaux. Une solution adaptée à l’habitat collectif.
Ces caractéristiques combinées ont permis le développement de la géothermie profonde en Ile-de-France, décidé à la suite des deux premiers chocs pétroliers. Une quarantaine de doublets** ont alors été réalisés. Par la suite, « cet élan a été stoppé avec la chute des prix de l’énergie à la fin des années 1980 », explique Valérie De Rossi, responsable des réseaux de chaleur et de la géothermie au Sipperec, le syndicat regroupant une centaine de communes de la périphérie de Paris en charge de l’énergie et des réseaux de communication.
Autre difficulté : les problèmes de corrosion des installations, à l’époque mal maîtrisés. La donne a changé à partir de 2010, avec l’arrivée des subventions du tout nouveau Fonds chaleur de l’Ademe, dans un climat politique favorable aux énergies renouvelables sur fond d’explosion des cours des hydrocarbures. Avec les concours de l’Ademe, les doublets existants ont été rénovés et, de son côté, le Sipperec a déjà créé ex nihilo quatre réseaux à base de géothermie (40 000 équivalent-logements), dont le dernier à Grigny-Viry. Trois autres projets sont en phase d’étude, indique Valérie De Rossi. La géothermie francilienne, c’est environ les deux tiers de la production géothermique nationale, une quarantaine de doublets (fournissant plus de 250 000 équivalent-logements), près du dixième de la chaleur distribuée par les réseaux de chaleur de la région, indique l’Ademe.
Odyssée financière
L’opération de Grigny-Viry est un pavé qui éclabousse le paysage institutionnel. Au lieu du schéma classique de délégation de service public à un opérateur privé (Dalkia, filiale d’EDF, et Engie, dans le cas des trois autres réalisations du Sipperec), l’exploitant est une société publique locale, la SEER (Société d’exploitation des énergies renouvelables). Créée en 2014, elle est détenue à 51 % par le Sipperec, à 34 % par la commune de Grigny et à 15 % par celle de Viry. Un montage qui répondait aux conditions des deux maires communistes. L’alternance politique à Viry après les municipales de 2014 n’a pas altéré le projet, qui a au contraire été confirmé.
Pour autant, ce n’est pas avec un million d’euros de capital que l’on finance une installation à 29 millions. Et même si la subvention du Fonds chaleur couvre le tiers de l’investissement, cela fait tout de même 20 millions à emprunter. Qui veut faire crédit à Grigny et Viry ? « On me disait : vous ne trouverez jamais ! », raconte Martine Flamant, la directrice de la SEER. Cette femme tenace a fait mentir les oiseaux de mauvais augure, parmi lesquels Dalkia et Engie, mécontents de perdre ce marché.
« Outre la Caisse des dépôts, j’ai réussi à constituer un pool de banquiers, avec Arkéa, la Banque postale et le Crédit coopératif. Il m’a fallu deux ans pour les convaincre.» Le salut est venu du président du conseil général de l’Essonne - un élu de droite -, grâce à qui le département a garanti l’emprunt. Cette saga financière n’est qu’un chapitre d’une odyssée aussi enthousiasmante que semée d’embûches techniques et institutionnelles. Aujourd’hui, le résultat est là : un projet techniquement et économiquement solide, qui fournit à des usagers modestes une chaleur géothermique à un prix moindre que s’il avait été réalisé par un opérateur privé dont les exigences financières sont plus élevées (60 euros/MWh, contre 70 à 80 euros/MWh).
Avec les projets en cours de développement, la remontée des prix du gaz et la hausse de la fiscalité carbone, la géothermie profonde francilienne pourrait se rapprocher des objectifs du plan climat régional (passer de 1 035 GWh en 2009 à 2 070 en 2020), alors que la filière a pris du retard : à peine 1 300 GWh en 2014, selon le dernier bilan de la région, une actualisation des chiffres étant attendue cet automne. Nombre d’acteurs de terrain craignent néanmoins qu’avec la difficulté de mobiliser de l’argent bon marché, les futurs projets délaissent les populations peu solvables et exposées à la précarité énergétique. Le Fonds chaleur, loin du doublement promis par l’Etat, a vu depuis cette année une partie de ses subventions transformées en avances remboursables. Grigny-Viry pourrait bien être l’exception qui confirme la règle.
* Géothermie
énergie provenant de la chaleur de la Terre. La température des couches terrestres augmente d'environ 3,3 °C par 100 mètres de profondeur. On distingue la géothermie profonde, qui permet d'exploiter des températures hautes ou moyennes (nécessitant alors l'apport d'une source d'énergie complémentaire), de la géothermie peu profonde ou superficielle, qui implique le recours à des pompes à chaleur (consommant de l'électricité) ou à un autre moyen pour relever les températures obtenues.
** Doublet géothermique
Il est constitué de deux forages. L'un fait remonter l'eau chaude de l'aquifère et l'autre la réinjecte en profondeur après son passage dans l'échangeur de chaleur. Salée et chargée de sulfures, l'eau du forage ne peut en effet être rejetée à la surface.
Par Antoine De Ravignan (publié le 02/08/2018)
A lire sur le site Alternatives Economiques
Zoom Haute température : l’Alsace exploite ses failles
C’est dans cet environnement difficile où la République fait défaut que l’on fêtait la réussite d’un pari républicain : la réalisation, par une société publique locale, d’un forage géothermique couplé à un réseau de chaleur. Mis en service l’hiver dernier, l’équipement permet de chauffer à moindre coût et sur des bases durables les résidents de Grigny 2, ainsi que des immeubles HLM voisins et des bâtiments publics. Au total, l’équivalent de 10 000 logements. L’abonné paye désormais 60 euros son mégawattheure (MWh) de chaleur, issu d’une eau à 71 °C captée à 1 800 m de profondeur. Avant, le tarif tournait autour de 75 euros, était susceptible de grimper avec les prix du gaz et n’intégrait pas les frais de gros entretien des chaudières. Une économie estimée à 800 000 euros par an pour les quelque 15 000 habitants de Grigny 2.
Trésor francilien
Le bassin parisien a la particularité d’offrir des ressources géothermales intéressantes - l’aquifère du Dogger, surtout, une couche sédimentaire datant de 150 millions d’années gorgée d’eau chaude - à la verticale de zones densément peuplées. La température de l’eau du Dogger n’est pas assez élevée pour actionner une turbine à vapeur et produire de l’électricité. Elle permet cependant d’alimenter des réseaux de chaleur, dont la rentabilité suppose toutefois qu’ils desservent un maximum de clients pour un minimum de linéaires de tuyaux. Une solution adaptée à l’habitat collectif.
Ces caractéristiques combinées ont permis le développement de la géothermie profonde en Ile-de-France, décidé à la suite des deux premiers chocs pétroliers. Une quarantaine de doublets** ont alors été réalisés. Par la suite, « cet élan a été stoppé avec la chute des prix de l’énergie à la fin des années 1980 », explique Valérie De Rossi, responsable des réseaux de chaleur et de la géothermie au Sipperec, le syndicat regroupant une centaine de communes de la périphérie de Paris en charge de l’énergie et des réseaux de communication.
Autre difficulté : les problèmes de corrosion des installations, à l’époque mal maîtrisés. La donne a changé à partir de 2010, avec l’arrivée des subventions du tout nouveau Fonds chaleur de l’Ademe, dans un climat politique favorable aux énergies renouvelables sur fond d’explosion des cours des hydrocarbures. Avec les concours de l’Ademe, les doublets existants ont été rénovés et, de son côté, le Sipperec a déjà créé ex nihilo quatre réseaux à base de géothermie (40 000 équivalent-logements), dont le dernier à Grigny-Viry. Trois autres projets sont en phase d’étude, indique Valérie De Rossi. La géothermie francilienne, c’est environ les deux tiers de la production géothermique nationale, une quarantaine de doublets (fournissant plus de 250 000 équivalent-logements), près du dixième de la chaleur distribuée par les réseaux de chaleur de la région, indique l’Ademe.
Odyssée financière
L’opération de Grigny-Viry est un pavé qui éclabousse le paysage institutionnel. Au lieu du schéma classique de délégation de service public à un opérateur privé (Dalkia, filiale d’EDF, et Engie, dans le cas des trois autres réalisations du Sipperec), l’exploitant est une société publique locale, la SEER (Société d’exploitation des énergies renouvelables). Créée en 2014, elle est détenue à 51 % par le Sipperec, à 34 % par la commune de Grigny et à 15 % par celle de Viry. Un montage qui répondait aux conditions des deux maires communistes. L’alternance politique à Viry après les municipales de 2014 n’a pas altéré le projet, qui a au contraire été confirmé.
Pour autant, ce n’est pas avec un million d’euros de capital que l’on finance une installation à 29 millions. Et même si la subvention du Fonds chaleur couvre le tiers de l’investissement, cela fait tout de même 20 millions à emprunter. Qui veut faire crédit à Grigny et Viry ? « On me disait : vous ne trouverez jamais ! », raconte Martine Flamant, la directrice de la SEER. Cette femme tenace a fait mentir les oiseaux de mauvais augure, parmi lesquels Dalkia et Engie, mécontents de perdre ce marché.
« Outre la Caisse des dépôts, j’ai réussi à constituer un pool de banquiers, avec Arkéa, la Banque postale et le Crédit coopératif. Il m’a fallu deux ans pour les convaincre.» Le salut est venu du président du conseil général de l’Essonne - un élu de droite -, grâce à qui le département a garanti l’emprunt. Cette saga financière n’est qu’un chapitre d’une odyssée aussi enthousiasmante que semée d’embûches techniques et institutionnelles. Aujourd’hui, le résultat est là : un projet techniquement et économiquement solide, qui fournit à des usagers modestes une chaleur géothermique à un prix moindre que s’il avait été réalisé par un opérateur privé dont les exigences financières sont plus élevées (60 euros/MWh, contre 70 à 80 euros/MWh).
Avec les projets en cours de développement, la remontée des prix du gaz et la hausse de la fiscalité carbone, la géothermie profonde francilienne pourrait se rapprocher des objectifs du plan climat régional (passer de 1 035 GWh en 2009 à 2 070 en 2020), alors que la filière a pris du retard : à peine 1 300 GWh en 2014, selon le dernier bilan de la région, une actualisation des chiffres étant attendue cet automne. Nombre d’acteurs de terrain craignent néanmoins qu’avec la difficulté de mobiliser de l’argent bon marché, les futurs projets délaissent les populations peu solvables et exposées à la précarité énergétique. Le Fonds chaleur, loin du doublement promis par l’Etat, a vu depuis cette année une partie de ses subventions transformées en avances remboursables. Grigny-Viry pourrait bien être l’exception qui confirme la règle.
* Géothermie
énergie provenant de la chaleur de la Terre. La température des couches terrestres augmente d'environ 3,3 °C par 100 mètres de profondeur. On distingue la géothermie profonde, qui permet d'exploiter des températures hautes ou moyennes (nécessitant alors l'apport d'une source d'énergie complémentaire), de la géothermie peu profonde ou superficielle, qui implique le recours à des pompes à chaleur (consommant de l'électricité) ou à un autre moyen pour relever les températures obtenues.
** Doublet géothermique
Il est constitué de deux forages. L'un fait remonter l'eau chaude de l'aquifère et l'autre la réinjecte en profondeur après son passage dans l'échangeur de chaleur. Salée et chargée de sulfures, l'eau du forage ne peut en effet être rejetée à la surface.
Par Antoine De Ravignan (publié le 02/08/2018)
A lire sur le site Alternatives Economiques