À Lyon, une régie publique pour refaire de l’eau un bien commun
Ça coule de source. Si l’eau est un bien commun, pourquoi en confier la gestion au privé ? Comme Rennes, Grenoble ou Nice avant elle, Lyon a repris en main la production et la distribution d’eau potable début 2023. Au-delà du symbole politique, la création d’une régie publique rime ici avec davantage de sobriété, de solidarité et une gestion plus démocratique qui pourrait inspirer d’autres territoires.

L’eau potable n’est pas une ressource comme les autres. Face aux menaces qui pèsent sur sa quantité et sa qualité, des collectivités comme Nice, Grenoble ou Paris ont décidé de la considérer pour ce qu’elle est : un bien commun. Comment ? En organisant la reprise en main de la production et la distribution du précieux liquide, depuis le milieu naturel jusqu’aux robinets. Le réseau France Eau Publique compte aujourd’hui 124 membres, comprenant des communautés de communes, comme de grandes métropoles.

C’est le cas de la Métropole de Lyon (qui regroupe 58 communes) depuis le 1ᵉʳ janvier 2023, avec la création de la régie Eau publique du Grand Lyon. Une promesse de campagne de l’exécutif écologiste et de gauche arrivé à la tête de la puissante collectivité en 2020. Et ce fut un sacré bouleversement – car c’est ici qu’est née la Compagnie générale des Eaux en 1853, devenue Veolia. Le dernier contrat entre la ville et l’entreprise datait de 2015, pour un marché de 92 millions d’euros par an.

Régie ou délégation de service public ?

Pour rappel, les collectivités locales sont légalement responsables du service public de l’eau potable. Elles peuvent organiser ce service via une gestion en régie, comme c’est le cas à Lyon depuis 2023. Elles peuvent aussi confier tout ou partie des services à un privé — un marché dominé par Veolia, comme le rappelle cette enquête de Socialter. On parle alors d’une «délégation de service public» (DSP).

«Le service public de l’eau est un service vital. Le déléguer à un privé, c’est forcément contribuer à servir des intérêts privés. Même si le délégataire est bon, son objectif reste de dégager des profits au service d’actionnaires», pointe Anne Grosperrin, vice-présidente (Les Écologistes) de la métropole de Lyon déléguée au cycle de l’eau. En France, les entreprises de l’eau ont réalisé un chiffre d’affaires de 5,3 milliards d’euros en 2017 dans le cadre de la gestion des services publics d’eau potable et d’assainissement.

Un marché qui ne cesse de diminuer en raison d’une tendance à la remunicipalisation. En 2020, près d’un·e Français·e sur deux buvait une eau potable desservie par une régie publique, contre 30% de population jusqu’en 2008, selon France Eau Publique. L’arrivée, dans ce club, de la métropole de Lyon et ses 1,4 million d’habitant·es en 2023, mais aussi celles et ceux de Bordeaux métropole la même année, démontre que la gestion publique convainc de plus en plus.

Mais les DSP ont eu les faveurs d’une majorité de collectivités pendant des décennies, faisant de la France «un bastion historique de la privatisation de l’eau», note l’Observatoire des multinationales.

«Dans les années 2000, de nombreuses collectivités se sont rendu compte de cette situation anormale où les délégataires gagnaient beaucoup d’argent sur les contrats d’eaux», retrace pour Vert la consultante indépendante Claire Tillon, spécialisée dans la gestion des services publics de l’eau. En parallèle, «il y a aussi eu une prise de conscience de la capacité des régies à bien gérer l’eau», ajoute-t-elle.

Mieux faire face aux défis environnementaux et sociaux

À Lyon, cette reprise en main publique est jugée «extrêmement positive» par Lucien Angeletti. Cet économiste retraité est l’un des quatre représentant·es élu·es de l’Assemblée des usager·es de l’eau, structure démocratique née fin 2022, dans le sillage de la régie. Il siège, en tant qu’usager et citoyen, au sein du Conseil d’administration d’Eau publique du Grand Lyon et participe à la prise de décision.

Lucien Angeletti souligne que le passage en régie publique est souvent accompagné d’ambitions écologiques et sociales affirmées et d’une gouvernance plus citoyenne. Eau publique du Grand Lyon, avec son Assemblée des usager·es née fin 2022 dans le sillage de la régie, en est une illustration. «Au-delà de la production et de la distribution de l’eau, nous avons confié à la régie toutes les missions de préservation de la ressource», complète Anne Grosperrin. Objectif : préparer l’avenir dans un contexte de changement climatique.

La métropole de Lyon ambitionne d’atteindre une baisse de 15% de la consommation d’eau sur son territoire d’ici à 2035. Charge à la régie de le mettre en musique. Cette dernière pourra compter sur l’appui des quelque 120 membres de l’assemblée. Ces volontaires planchent en ce moment sur une question clé : «Impacts du dérèglement climatique sur l’eau : comment s’adapter ?» La troisième séance de ce cycle de travail, à laquelle Vert a assisté, avait lieu ce 25 juin, en présence d’expert·es. Auparavant, l’assemblée avait travaillé sur les contours d’une «tarification solidaire et environnementale». Elle entrera en vigueur au 1ᵉʳ janvier 2025.

«L’eau ne coûte pas cher»

Pour chaque particulier, les 12 premiers m³ seront dorénavant gratuits. Ce chiffre correspond à une consommation de 30 litres d’eau par jour, permettant à un foyer de six personnes de boire et de cuisiner pendant un an. De quoi couvrir les «besoins vitaux», selon la Métropole de Lyon. Au-delà de 180 m³ en revanche, le tarif du m³ sera doublé, afin de pénaliser les usages d’agréments (laver sa voiture, remplir sa piscine) et inciter à la sobriété.

Pour résumer, trois tranches de tarifs progressifs sont instaurées. La facture comprend aussi une part fixe, celle de l’abonnement au service. Du temps de Veolia, le prix du m³ était fixe, peu importe la consommation. Enfin, la nouvelle tarification apporte une distinction entre particuliers et professionnels. Pour ces derniers, la progressivité est découpée en quatre tranches.

«Tous les petits consommateurs, jusqu’à 110 m³, seront gagnants. Ceux qui consomment peu d’eau auront une facture moins importante, se félicite Anne Grosperrin. Cette tarification est malgré tout imparfaite», nuance dans la foulée l’élue écologiste, qui dit à Vert vouloir dresser un premier bilan de cette tarification dans deux ans.

Plusieurs limites de cette triple tarification ont été identifiées. D’abord, il est difficile de connaître la composition familiale des ménages – c’est-à-dire le nombre de personnes derrière le compteur d’eau. Eau publique du Grand Lyon n’a pas accès à ces données, qui relèvent de la vie privée. Les familles nombreuses pourraient donc voir leur facture exploser, qu’elles soient précaires ou non. «C’est pour cela que le premier palier monte jusqu’à 180 m³. On ne voulait pas impacter les familles nombreuses, mais viser les usages d’agréments», détaille Anne Grosperrin.

Autre limite, «l’eau ne coûte pas cher», avance la consultante Claire Tillon. En 2021, un ménage français dépensait en moyenne 520 euros par an pour une consommation de 120 m³ (eau potable + assainissement). «Même si la tarification est progressive, je ne pense pas que l’argument financier fonctionne à lui seul pour faire baisser la consommation des particuliers. Cela peut fonctionner pour les entreprises, mais les grosses consommatrices ont déjà fait pas mal d’efforts », estime-t-elle.

Quelles leçons tirer ?

À Lyon, la reprise en main publique de l’eau potable est annonciatrice d’une meilleure gestion à long terme. Économique d’abord, parce qu’elle permet d’éviter qu’une partie des recettes n’aillent dans la poche d’actionnaires sous forme de dividendes. Écologique aussi, avec l’anticipation des risques liés aux pollutions – la métropole de Lyon, avec les PFAS, est particulièrement concerné – et à la baisse de la quantité d’eau disponible en raison du changement climatique. Elle instaure enfin une gestion plus démocratique.

Mais la distinction public/privé manque parfois de subtilité. «Beaucoup de nouvelles régies passent des marchés avec les majors de l’eau, leurs anciens délégataires. La tendance à un retour en régie est donc à nuancer», explique Claire Tillon. Il faut des locaux, gérer soi-même le personnel… De quoi démotiver des collectivités en manque de moyens ou de volonté politique.

Enfin, certains opérateurs publics continuent de renouveler leur confiance aux acteurs privés, malgré des contrats arrivant à échéance. Début 2024, le Syndicat des eaux d’Île-de-France (SEDIF) a renouvelé le contrat de Veolia pour douze ans. «Ce modèle de gestion a été choisi parce qu’il répond aux besoins spécifiques de la banlieue parisienne», justifie le SEDIF. Ce réseau est l’un des plus performants en France, avec un taux de fuites inférieur à 10%, quand la moyenne nationale frôle les 20%.

Par Lucas Martin-Brodzicki (publié le 10/07/2024)
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