28 Mar 2018
Dans une Inde rurale qui ploie sous la sécheresse et les dettes, où les paysans se suicident par milliers, les femmes prennent désormais la relève et réhabilitent une agriculture solidaire et durable.
Pendant que ses voisines s’installent autour d’elle, à l’ombre d’une petite maison en terre cuite, Mme Shaila Shikrant, drapée d’un sari orange, remplit des bols de céréales et de légumes secs : riz, blé, maïs, petits pois, cacahuètes, graines de sésame, pois chiches, lentilles, fenugrec… À son sourire, on devine qu’il s’agit du fruit de son travail. Mais c’est aussi celui d’une petite révolution.
Nous sommes à Masla, un village de huit cents familles au cœur du Marathwada, dans l’État du Maharashtra, à cinq cents kilomètres à l’est de sa capitale, Bombay. La région, en proie à des vagues de chaleur extrême, est devenue l’épicentre d’une grave crise agricole : plus de six mille paysans s’y sont suicidés au cours des deux dernières années, poussés à bout par des sécheresses successives et par un endettement chronique. Le phénomène est d’ampleur nationale : chaque année depuis 2013, douze mille paysans mettent fin à leurs jours en Inde, selon des chiffres transmis par le gouvernement à la Cour suprême en mai 2017.
Les experts montrent aussi du doigt une stratégie agricole défaillante : depuis dix ans, les cultures alimentaires ont progressivement été abandonnées au profit des cultures commerciales, dont la canne à sucre — une plante certes plus rentable, mais qui requiert énormément d’eau. Selon le gouvernement, la surface de terre utilisée pour celle-ci est passée de 300 000 à 1 million d’hectares entre 2004 et 2014, et absorbe 70 % de l’irrigation dans la région.
« Avec cinq hectares de terrain, on ne produisait que ça, raconte Mme Shikrant. Alors, quand on a manqué d’eau, on a tout perdu — on n’avait plus d’argent pour se nourrir. » L’agricultrice plonge ses doigts dans les bols de légumineuses, qu’elle malaxe, puis égrène, d’un geste plein de tendresse. Les femmes assises autour d’elle l’écoutent attentivement. Depuis la vague de suicides qui a secoué la région en 2014, toutes ont suivi l’exemple de cette pionnière de l’agriculture durable. « J’ai demandé à mon mari de me laisser un hectare pour y cultiver une vingtaine de plantes plus économiques en eau. Je voulais avoir de quoi nourrir ma famille si la canne à sucre échouait, et revenir aux pratiques traditionnelles, en utilisant des engrais naturels. Au début, il était sceptique, mais il a fini par donner son accord. Un an plus tard, quand il a vu les résultats, il m’a laissée gérer la moitié du terrain. »
Les récoltes ont vite dépassé ses espérances. Non seulement elles ont permis de nourrir sa famille, mais la vente du surplus a doublé le revenu annuel du foyer, qui s’élève aujourd’hui à 6 000 euros, soit presque quatre fois le revenu moyen des paysans dans cet État (1 600 euros par an). Depuis, cette femme de 38 ans n’a cessé de diversifier son activité : en acquérant du bétail, qui la fournit en engrais, et en vendant ses semences biologiques à Bombay. Dernière étape franchie : l’enregistrement de sa propre entreprise agricole — « le tout en mon nom ! », précise-t-elle sous le regard admiratif de ses voisines. Grâce à ses conseils, elles aussi ont acquis un nouveau statut au sein de leurs familles. L’une d’elles n’en revient toujours pas : « Quand on a dit à nos maris et à nos belles-familles qu’on voulait s’occuper d’une partie du terrain, ils se sont moqués de nous ; maintenant qu’on gagne plus qu’eux, ils nous regardent d’un autre œil ! »
Dans le Maharashtra, comme dans le reste de l’Inde, les femmes fournissent plus de la moitié de la main-d’œuvre agricole ; mais la gestion revient majoritairement aux hommes, qui possèdent près de 80 % de la terre cultivée. Une tradition patriarcale que Mme Shikrant et ses amies ont décidé de bousculer — et elles sont loin d’être les seules. Selon l’organisation non gouvernementale (ONG) Swayam Shikshan Prayog (Expérience d’autoapprentissage, SSP), au sein des 2,3 millions de familles rurales vivant dans le Marathwada, quarante mille femmes ont ainsi pris le contrôle d’au moins un hectare de terrain pour y développer une agriculture vivrière souvent délaissée par les hommes. Certaines ont d’abord été formées par l’Agricultural Technology Management Agency (Agence de gestion agricole et technologique, ATMA) du gouvernement indien, en collaboration avec des ONG, dont SSP. Mais le mouvement se propage de lui-même, par la création de milliers de women farmers groups — des groupes d’entraide dont les membres mettent en commun leurs connaissances, ainsi qu’une part de leurs économies. Des maraîchères de l’Uttar Pradesh aux rizicultrices du Tamil Nadu, ils sont devenus l’un des piliers du développement local dans toute l’Inde et reçoivent un soutien croissant des universités, ONG et gouvernements locaux.
En moins de deux ans, dans le village de Chivuri, à quarante kilomètres de Masla, le Delta Sakhi Farmer’s Group a ainsi mutualisé plus de 1 300 euros sur un compte commun. Une aubaine pour ses vingt-cinq membres, dont les maris s’endettaient autrefois auprès de redoutables prêteurs sur gages, à des taux d’intérêt allant jusqu’à 12 %. Lorsqu’elles ont besoin de financer un projet, les femmes se tournent désormais vers ce groupe, qui peut ensuite obtenir un emprunt auprès d’une banque locale. Quant aux prêteurs d’argent, ils ont mis la clé sous la porte.
Par Jack Fereday
Lire la suite sur monde-diplomatique.fr (28/03/2018)
Pendant que ses voisines s’installent autour d’elle, à l’ombre d’une petite maison en terre cuite, Mme Shaila Shikrant, drapée d’un sari orange, remplit des bols de céréales et de légumes secs : riz, blé, maïs, petits pois, cacahuètes, graines de sésame, pois chiches, lentilles, fenugrec… À son sourire, on devine qu’il s’agit du fruit de son travail. Mais c’est aussi celui d’une petite révolution.
Nous sommes à Masla, un village de huit cents familles au cœur du Marathwada, dans l’État du Maharashtra, à cinq cents kilomètres à l’est de sa capitale, Bombay. La région, en proie à des vagues de chaleur extrême, est devenue l’épicentre d’une grave crise agricole : plus de six mille paysans s’y sont suicidés au cours des deux dernières années, poussés à bout par des sécheresses successives et par un endettement chronique. Le phénomène est d’ampleur nationale : chaque année depuis 2013, douze mille paysans mettent fin à leurs jours en Inde, selon des chiffres transmis par le gouvernement à la Cour suprême en mai 2017.
Les experts montrent aussi du doigt une stratégie agricole défaillante : depuis dix ans, les cultures alimentaires ont progressivement été abandonnées au profit des cultures commerciales, dont la canne à sucre — une plante certes plus rentable, mais qui requiert énormément d’eau. Selon le gouvernement, la surface de terre utilisée pour celle-ci est passée de 300 000 à 1 million d’hectares entre 2004 et 2014, et absorbe 70 % de l’irrigation dans la région.
« Avec cinq hectares de terrain, on ne produisait que ça, raconte Mme Shikrant. Alors, quand on a manqué d’eau, on a tout perdu — on n’avait plus d’argent pour se nourrir. » L’agricultrice plonge ses doigts dans les bols de légumineuses, qu’elle malaxe, puis égrène, d’un geste plein de tendresse. Les femmes assises autour d’elle l’écoutent attentivement. Depuis la vague de suicides qui a secoué la région en 2014, toutes ont suivi l’exemple de cette pionnière de l’agriculture durable. « J’ai demandé à mon mari de me laisser un hectare pour y cultiver une vingtaine de plantes plus économiques en eau. Je voulais avoir de quoi nourrir ma famille si la canne à sucre échouait, et revenir aux pratiques traditionnelles, en utilisant des engrais naturels. Au début, il était sceptique, mais il a fini par donner son accord. Un an plus tard, quand il a vu les résultats, il m’a laissée gérer la moitié du terrain. »
Les récoltes ont vite dépassé ses espérances. Non seulement elles ont permis de nourrir sa famille, mais la vente du surplus a doublé le revenu annuel du foyer, qui s’élève aujourd’hui à 6 000 euros, soit presque quatre fois le revenu moyen des paysans dans cet État (1 600 euros par an). Depuis, cette femme de 38 ans n’a cessé de diversifier son activité : en acquérant du bétail, qui la fournit en engrais, et en vendant ses semences biologiques à Bombay. Dernière étape franchie : l’enregistrement de sa propre entreprise agricole — « le tout en mon nom ! », précise-t-elle sous le regard admiratif de ses voisines. Grâce à ses conseils, elles aussi ont acquis un nouveau statut au sein de leurs familles. L’une d’elles n’en revient toujours pas : « Quand on a dit à nos maris et à nos belles-familles qu’on voulait s’occuper d’une partie du terrain, ils se sont moqués de nous ; maintenant qu’on gagne plus qu’eux, ils nous regardent d’un autre œil ! »
Dans le Maharashtra, comme dans le reste de l’Inde, les femmes fournissent plus de la moitié de la main-d’œuvre agricole ; mais la gestion revient majoritairement aux hommes, qui possèdent près de 80 % de la terre cultivée. Une tradition patriarcale que Mme Shikrant et ses amies ont décidé de bousculer — et elles sont loin d’être les seules. Selon l’organisation non gouvernementale (ONG) Swayam Shikshan Prayog (Expérience d’autoapprentissage, SSP), au sein des 2,3 millions de familles rurales vivant dans le Marathwada, quarante mille femmes ont ainsi pris le contrôle d’au moins un hectare de terrain pour y développer une agriculture vivrière souvent délaissée par les hommes. Certaines ont d’abord été formées par l’Agricultural Technology Management Agency (Agence de gestion agricole et technologique, ATMA) du gouvernement indien, en collaboration avec des ONG, dont SSP. Mais le mouvement se propage de lui-même, par la création de milliers de women farmers groups — des groupes d’entraide dont les membres mettent en commun leurs connaissances, ainsi qu’une part de leurs économies. Des maraîchères de l’Uttar Pradesh aux rizicultrices du Tamil Nadu, ils sont devenus l’un des piliers du développement local dans toute l’Inde et reçoivent un soutien croissant des universités, ONG et gouvernements locaux.
En moins de deux ans, dans le village de Chivuri, à quarante kilomètres de Masla, le Delta Sakhi Farmer’s Group a ainsi mutualisé plus de 1 300 euros sur un compte commun. Une aubaine pour ses vingt-cinq membres, dont les maris s’endettaient autrefois auprès de redoutables prêteurs sur gages, à des taux d’intérêt allant jusqu’à 12 %. Lorsqu’elles ont besoin de financer un projet, les femmes se tournent désormais vers ce groupe, qui peut ensuite obtenir un emprunt auprès d’une banque locale. Quant aux prêteurs d’argent, ils ont mis la clé sous la porte.
Par Jack Fereday
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