Comment résister à l’urbanisme spéculatif ? L’exemple du quartier d’El Cabanyal, à Valence
Les quartiers les plus médiatiques attirent généralement l’attention de deux façons distinctes : car ils sont soit un foyer de conflits, soit un pôle d’investissement. Depuis 30 ans, le quartier d’El Cabanyal de Valence en Espagne, occupe ces deux espaces. Au début des années 2000, ce quartier de pêcheurs valencien a été un exemple de résistance contre l’attitude prédatrice de son conseil municipal, qui a tenté de démolir 1.600 maisons afin de tracer une ligne droite entre le centre-ville et la mer.

Aujourd’hui, dans le sillage de cette victoire, le quartier est toujours là, le capital accélérant son infiltration dans le quartier d’El Cabanyal et la gentrification de ses rues, transformant la mobilisation sociale en objet d’exposition. C’est ainsi qu’il apparaît dans le journal britannique The Guardian, où il se hisse parmi les dix quartiers les plus « cool » d’Europe. Comment s’est effectuée cette mutation qui l’a transformé de poudrière en vitrine touristique et de comment ses habitants se sont défendus dans les deux cas ?

L’histoire du conflit dans le quartier maritime de Valence remonte à la fin des années 1990, moment où le groupe politique à la tête du conseil municipal, le Parti populaire, a convenu d’élaborer un plan de développement urbain (connu sous le nom de PEPRI) visant à prolonger l’avenue Blasco Ibáñez jusqu’à la mer, en faisant valoir que Valence tournait le dos à la Méditerranée. C’est le coup de semonce qui a marqué le début des hostilités contre un lieu qui avait récemment reçu l’appellation de « Bien d’intérêt culturel ». Cette prolongation signifiait la démolition de maisons à coup de bulldozers et l’ouverture d’un passage au beau milieu de sa structure en grille.

Le quartier s’est organisé massivement et a résisté. « Le mouvement a été spontané. Nous avons découvert qu’un plan planait sur nos têtes et nous avons commencé à nous réunir à l’association de quartier pour en savoir plus. Les réunions ont fini par attirer tellement de monde que les gens devaient installer leurs chaises dans la rue. Il n’y avait plus assez de place à l’intérieur de l’association, alors nous nous sommes divisés et avons constitué Salvem El Cabanyal (Sauvons El Cabanyal) », se souvient son ancienne présidente, Maribel Domènech.

    Pendant 20 ans, ils se sont réunis tous les mercredis soir à 20 heures. Ils ont construit leur ligne de défense sur deux axes complémentaires : la culture et les tribunaux.

« D’une part, nous avons organisé le festival Portes Obertes (Portes ouvertes), une initiative qui a ouvert les maisons du quartier pour que les artistes puissent y exposer leurs œuvres de manière solidaire », se souvient Maribel Domènech, « peu de gens connaissaient le quartier, son histoire, sa culture. Le festival nous a permis de présenter ce patrimoine invisible et d’y faire participer les Valenciens ». D’autre part, et fait encore plus important, Salvem a réussi à résister à un bras de fer extrêmement long devant les tribunaux.

« Nous avons créé une association juridique afin d’engager des avocats pour défendre la cause. Nous avons perdu des jugements au niveau local avec eux, mais nous avons quand même gagné tous les jugements nationaux. Au bout du compte, le fait de présenter cette bataille sous l’angle de la défense du patrimoine s’est révélé essentiel, notamment lorsqu’une décision ministérielle a interdit les démolitions, car elles étaient considérées comme une spoliation », explique Mme Domènech.

Pour leur part, les habitants du quartier ont également mené la lutte en descendant dans la rue. Des membres de Salvem ont entamé une grève de la faim qui a duré près d’un mois. Ils ont entouré les maisons en suivant l’exemple des Indiennes d’Amérique « embrasseuses d’arbres » et se sont même enchaînés à celles qui devaient être démolies. Ils savaient lesquelles, car la compagnie d’électricité Iberdrola retirait les câbles des façades avant leur démolition. Ils se sont assis sur l’asphalte et ont opposé une résistance pacifique.

Malgré tout, les bulldozers ont réussi à passer avec l’aide de la police, qui a chargé les manifestants les 7 et 8 avril 2010. « Ces démolitions ont été un geste autoritaire pour faire mal au quartier, car la maire [de l’époque], Rita Barberá, obsédée par le plan de développement urbain, savait très bien qu’il était voué à l’échec : il lui manquait les fonds ainsi que la sécurité juridique et aucune grande entreprise de construction n’allait se lancer dans une telle aventure », explique le journaliste Sergi Tarín, auteur d’un documentaire sur les jours les plus âpres du conflit.

Finalement, selon Carlos Pérez, porte-parole de l’association Cuidem El Cabanyal (« Prenons soin d’El Cabanyal »), l’implication personnelle des manifestants a été un autre élément clé pour la préservation du quartier : « Les gens avaient une relation viscérale avec le quartier et parfois même un peu trop : nombre de ces propriétaires sont ceux qui se sont servis de leur propre corps pour protéger les maisons de la démolition ». « La force de Salvem a été que chaque maison a été défendue par les grands-parents, les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits-enfants qui y ont grandi », souligne Mme Domènech, « un enracinement qui a donné beaucoup de poids au mouvement au cours de ses moments les plus durs », ajoute-t-elle.

Quelques années plus tard, cet enracinement semble s’être dilué à mesure que le capital des investisseurs se laisse séduire par les reflets des carrelages des façades Art nouveau.

Les défis actuels : inégalité et embourgeoisement

En 2015, El Cabanyal a été distingué par le prix Europa Nostra, l’une des récompenses les plus prestigieuses dans le domaine du patrimoine culturel. La même année, la municipalité a changé de dirigeants et le conflit a changé de nature. « Le changement a été immédiat : la gauche a gagné, la menace de prolonger l’avenue a disparu et le prix des loyers a immédiatement augmenté », explique Carlos Pérez.

« Maintenant, ils sont parfois jusqu’à 50 % plus élevés qu’il y a trois ans. Les investisseurs ont remarqué le quartier. La Colectiva, un centre social où se réunissaient toutes les associations de quartier, en est un bon exemple : il a été acheté par le fonds d’investissement vénézuélien Long Trust », explique l’activiste. En fait, cette dynamique était prévisible. Au cours des années d’activisme intense, El Cabanyal s’est jumelé avec les quartiers d’Ottensen (Hambourg) et de Mukojima (Tokyo) pour se comparer à l’aune d’autres quartiers qui avaient survécu à des plans destructeurs de développement urbain, mais qui ont fini par devenir des quartiers chics, c’est-à-dire chers, dans leurs villes respectives.

Dans ce quartier de Valence, cependant, les innombrables bars gastronomiques et les pancartes immobilières ne parviennent pas à masquer la fracture sociale héritée de l’étape précédente. « On a assisté ici à un abandon institutionnel délibéré et purement spéculatif : ils l’ont dégradé afin de générer une opinion favorable vis-à-vis des démolitions. Le Conseil municipal a confié des logements municipaux à des personnes sans ressources pour les transformer en agents de dégradation, afin que, si elles ne parvenaient pas à prospérer par leurs propres moyens, ils puissent être utilisés comme moyen de lutte contre Salvem », affirme Tarín.

« Même si la partie patrimoniale a été résolue, dans la partie sociale, la dégradation s’est poursuivie, et ce, indépendamment du parti au pouvoir au conseil municipal. La nouvelle équipe du conseil n’a pas su que faire face aux inégalités dans le quartier et c’est décevant », déclare le journaliste.

    Par contraste, le quartier maintient un réseau associatif qui tente de soutenir la population en risque d’exclusion. L’une des associations les plus actives est l’association Espai Veïnal Cabanyal (Espace de quartier El Cabanyal), un syndicat de quartier basé sur la solidarité de classe.

« Nous nous penchons actuellement sur le problème de l’accès au logement. La spéculation immobilière a provoqué une augmentation abusive des prix et l’expulsion d’habitants du quartier. Nous nous efforçons d’accompagner les personnes menacées d’expulsion tout au long de la procédure judiciaire, en nous plaçant devant leur porte si le jour d’exécution de l’ordre arrive et en cherchant des alternatives de logement dans le quartier », explique Manel Domingo, membre d’Espai Veïnal.

« De plus, dans le sillage du coronavirus, nous avons créé un réseau alimentaire pour les personnes qui ont perdu leurs revenus. Le confinement a été dévastateur, surtout pour ceux qui travaillaient dans les marchés itinérants ou qui vendaient de la ferraille. De nombreux habitants d’El Cabanyal vivent au jour le jour et se retrouvent soudain sans aucun revenu. Il s’agit de personnes pratiquement exclues et qui n’ont pas reçu d’aide publique », explique-t-il.

Ils tentent de raccommoder les choses, mais ils ne vont pas à la racine du problème. El Cabanyal continuera à remplacer ses riverains par des touristes, des nomades numériques et des classes créatives ; il reste à voir si le quartier le fera avec le soutien du nouveau plan de développement urbain, actuellement en discussion, à qui l’on reproche d’être destiné à attirer les touristes.

« Le nouveau plan (appelé PEC) repose sur l’idée que le quartier peut être divisé en une bande côtière vouée au tourisme et une autre partie qui constitue le quartier protégé, le quartier “musée” », explique Carlos Pérez. « Avec ce nouveau plan, El Cabanyal finira par devenir un endroit où il est aussi cher d’acheter que de consommer. Le préserver ne signifie pas le garder en vie », critique Tarín.

« Il est injuste qu’ils financent la réhabilitation du quartier en construisant davantage d’hôtels et d’appartements, comme le souhaite le conseil municipal », reproche Manel Domingo. Seule Maribel Domènech trouve un certain soulagement dans le nouveau plan : « En Colombie, ils ont un concept appelé la “paix imparfaite”. Ils n’aspirent pas à une paix totale, mais ils négocient certaines trêves afin d’arrêter la violence. La perfection n’existe pas, le plan ne plaira pas à tout le monde ; toutefois, je souhaite qu’un plan pour le quartier soit approuvé, car lorsqu’il y aura un changement de couleur politique, nous ne pourrons pas nous en passer. Et nous avons besoin de cette paix imparfaite. »

Par Claudio Moreno (publié le 28/09/2020)
A lire sur le site Equal Times