Des coursiers Uber Eats requalifiés en salariés : une décision qui pourrait tout bouleverser
La Commission de la relation de travail indique que trois livreurs de l’entreprise Uber Eats doivent être requalifiés comme salariés. Le cabinet de Pierre-Yves Dermagne et les syndicats s’en félicitent. Reste à voir si la décision fera office de jurisprudence.

C’est une décision qui pourrait faire date pour les travailleurs de plateforme en Belgique. Dans trois décisions récentes que Le Soir a pu consulter en primeur, la Commission de la relation de travail (CRT) indique que trois livreurs Uber Eats doivent être requalifiés comme salariés. Une décision contraignante qui pourrait faire jurisprudence pour l’ensemble du secteur (la majorité des livreurs travaillant aujourd’hui sous un statut indépendant ou sous le régime de l’économie collaborative). C’est du moins ce qu’espèrent les syndicats et le ministre du Travail, Pierre-Yves Dermagne (PS).

Application de la nouvelle loi

L’histoire commence en décembre 2023, lorsque trois livreurs d’Uber Eats (qui travaillent depuis plusieurs années avec l’entreprise américaine) sollicitent la CRT. Ils demandent si l’obligation faite par la plateforme de s’inscrire comme indépendant est conforme à la loi et si cette « activité ne devrait pas s’exercer dans les liens d’un contrat de travail ».

Pour motiver leurs demandes, les livreurs s’appuient notamment sur un récent arrêt de la cour du travail de Bruxelles (qui précise que l’activité de Deliveroo n’est pas compatible avec le statut de l’économie collaborative) et la nouvelle loi belge initiée par le ministre du Travail, Pierre-Yves Dermagne (PS). Ce texte prévoit une présomption de salariat pour les travailleurs de plateforme. Pour faire simple, cette loi (en application depuis le début de l’année 2023) indique que, lorsqu’un certain nombre de critères sont remplis, une relation de travail salariée est présumée. Cette nouvelle législation inclut également un renversement de la charge de la preuve. Désormais, c’est aux plateformes numériques donneuses d’ordres de prouver, en cas de contestation, que la relation de travail qui les lie à leur travailleur n’est pas une relation de salariat.

« La liberté du livreur est très relative »

Dans ces trois dossiers, la Commission a donc analysé tous les critères repris par la loi : utilisation de la géolocalisation par l’exploitant, liberté du travailleur dans la manière d’exécuter le travail, règles contraignantes à l’égard du destinataire… Outre le point de vue des livreurs, la CRT a également entendu la multinationale américaine.

Au terme d’une analyse fouillée, la Commission de relation de travail relève que « la géolocalisation ouvre une très large possibilité de surveillance sur la façon dont un livreur effectue sa prestation », que « la liberté du livreur est très relative » compte tenu du fait que ce dernier doit « se conformer » à une série d’instructions. La CRT souligne également que « le système de facturation inversée dépossède le coursier d’un volet de l’organisation de son travail » et que « le prix de la livraison est fixé unilatéralement par la plateforme en dehors de toute possibilité de négociation ». Dans ces dossiers, ce ne sont pas moins de cinq des huit critères listés par le législateur qui sont rencontrés. Un chiffre suffisant, d’après la loi, pour que la relation de travail salariée soit présumée.

Et si Uber Eats a déposé des observations écrites et différentes pièces (dont un rapport d’un huissier qui a suivi un coursier durant une matinée), l’entreprise américaine n’a pas réussi, selon la CRT, à apporter des preuves et « éléments incompatibles avec la qualification de contrat de travail qui résultait de la présomption ». Conclusion : les livreurs doivent être requalifiés en salariés et jouir des droits qui résultent de ce statut (salaire minimum, assurance…).

Cette décision va-t-elle faire jurisprudence ?

C’est peu dire que cet examen de la Commission était attendu. Et ce dénouement fait plusieurs heureux. « Nous sommes très contents », réagit Martin Willems. Responsable de United Freelancers (CSC), qui a assisté les livreurs dans les procédures devant la CRT. « Cette décision de requalifier la relation de travail comme une relation de travail salariée n’est pas une surprise, mais elle est très importante. Cette décision est directement applicable et est contraignante. Il peut encore y avoir un recours devant le tribunal du travail, mais ce n’est pas suspensif, sauf si le juge le décide. Pour moi, désormais, ces trois livreurs sont salariés et le droit du travail doit être respecté », indique le syndicaliste, qui craint cependant que la plateforme concernée ne retarde l’application de cette décision.

A la Chambre des représentants ce jeudi, Pierre-Yves Dermagne, ministre du Travail, s’est également félicité des décisions rendues. « C’est un dossier qui a été au centre de mon attention durant toute la législature. La situation de ces travailleurs est scandaleuse… Je me suis engagé pour qu’ils puissent vivre dignement et toucher un vrai salaire. Grâce à la présomption de salariat, la Commission a rendu des décisions très claires. La nouvelle loi n’a pas raté son objectif », s’est réjoui le socialiste. Il est désormais attendu que les administrations (ONSS, Inasti, SPF Sécurité sociale) fassent appliquer ces décisions (dans la perception des cotisations sociales, par exemple).

Il n’y a aucun élément qui empêche l’ONSS d’exiger les cotisations sociales pour l’ensemble des coursiers d’Uber Eats
Martin Willems, Responsable de United Freelancers (CSC)

Reste une question centrale : cette décision va-t-elle faire tache d’huile et s’appliquer à l’ensemble du secteur ? « Cette décision ne s’applique pas directement à tous les livreurs », signale Martin Willems « mais de mon point de vue, il n’y a aucun élément qui empêche l’ONSS d’exiger les cotisations sociales pour l’ensemble des coursiers d’Uber Eats. Même si je m’attends à ce que l’entreprise conteste cela, j’espère qu’un déclic va s’opérer ».

Du côté du ministre Dermagne, on précise que cette décision « peut faire jurisprudence ». Devant les députés fédéraux, le vice-Premier ministre socialiste a également appelé Vincent Van Peteghem (CD&V), ministre des Finances, à appliquer la décision de justice de la cour du travail de Bruxelles. Comment ? En retirant aux plateformes actives dans la livraison de repas à domicile l’agrément « P2P », destiné aux plateformes collaboratives. Un agrément qu’utilisent les entreprises spécialisées dans ce secteur et sans lequel leur activité en Belgique serait bien différente, voire compromise.

Source : Le Soir

De son côté, Uber Eats dit regretter une « décision qui repose sur les circonstances individuelles de trois personnes et qui ne s’applique qu’à celles-ci » et rappelle que « des milliers de coursiers indépendants choisissent l’application pour la flexibilité de décider si, quand et où ils veulent travailler ». « Nous ferons appel de cette décision devant les tribunaux », confirme l’entreprise.