18 Juin 2024
Sur le port de Brest, de retour à terre, Claude Herry a bonne mine. Le pêcheur, qui ployait sous les relances de sa banque, a été sauvé grâce à une mobilisation citoyenne. Dans cette filière, l’endettement est systémique.
À bord du « Mick Océane II », un ligneur de 8,50 mètres baptisé ainsi du nom de ses enfants, Claude Herry revient avec sa pêche du jour. Et cela tient dans une caisse : deux dorades royales de 4 kilos chacune. Il a toujours pêché ainsi, à l’hameçon, pour « ne pas vider la mer », explique-t-il. « Ici, on est plus que deux ligneurs, nous aussi, on est en voie de disparition ! » résume ironiquement le pêcheur de 50 ans, qui habite dans le hameau de Kerziou à Plougastel-Daoulas (Finistère).
12 h 30, il doit déposer sa pêche à la criée. Ses dorades partiront à 27 euros le kilo. Juste de quoi ne pas perdre sa journée. Ce qui semble être son quotidien est en réalité un nouveau départ, pour celui qui, il y a quelques semaines encore, se sentait « au bout du rouleau » et avait cessé de prendre la mer, noyé sous les pressions de sa banque.
« Dans ce milieu, l’endettement est systémique »
La cause de tout cela ? Une longue série d’impayés auprès du Crédit maritime qui est allé jusqu’à tenter de saisir la maison du pêcheur. La situation de Claude Herry résume beaucoup de travers du monde halieutique. « Ce n’est pas un cas isolé », dit Thibault Josse, directeur de l’association Pleine mer, qui a soutenu le pêcheur dans son bras de fer face à la banque. « Dans ce milieu, l’endettement est systémique. Il détruit socialement et écologiquement car il pousse les pêcheurs à prendre des risques pour eux et la ressource ». En effet, les quotas favorisent « ceux qui font du volume ».
En France, le volume de poissons (quota) qu’on a le droit de pêcher dépend... de ce qu’on a pêché les années précédentes. Les jeunes pêcheurs se retrouvent souvent dans la quasi-obligation de faire des prêts importants pour l’achat de navires, et de devoir ensuite pêcher en grande quantité pour rembourser ce prêt. L’association Pleine mer dénonce donc « un système dans lequel les pêcheurs industriels accaparent toujours plus de quotas pendant que les pêcheurs artisans obtiennent de moins en moins de quotas de pêche ».
Pour Claude Herry, la fin de l’histoire est plutôt heureuse, et ce grâce à une mobilisation collective qui a réuni pendant plusieurs semaines voisins, associations et syndicats.
La spirale de l’endettement
Les problèmes de Claude Herry ont débuté en 2005, quand il s’est fait livrer le « Mike Oceane II ». Le navire était neuf et Claude a emprunté pour cet achat 136 000 euros auprès du Crédit maritime. L’investissement devait être remboursé en douze ans. Mais sa nouvelle acquisition s’est révélée truffée de malfaçons et déclarée « non navigable » par les autorités. Ce fut le début d’une spirale infernale. Pour reprendre la mer, Claude a dû faire un nouvel emprunt de 35 000 euros, afin de payer les réparations.
Ce n’est qu’en 2015 que le pêcheur breton a pu rembourser 210 000 euros au Crédit maritime grâce aux indemnités du procès gagné. Un rapide calcul pourrait laisser croire à la fin des traites mensuelles, mais les réclamations de la banque sont autres. « Avec les intérêts qui couraient depuis 2005, la banque me réclamait encore 79 000 euros, avec des échéances à 2 700 euros par mois. C’était intenable. »
En 2019, nouveau coup dur. « Je n’ai pas pu honorer une échéance à cause de beaucoup de mauvais temps et d’un prix du poisson très bas », raconte Claude. « Les mois suivants, je ne payais toujours pas. » Mettre sur la table ses difficultés n’est pas vraiment une habitude dans le monde de la pêche. « C’est un milieu de taiseux, et on a une certaine fierté », admet Claude aujourd’hui. Le Crédit maritime n’est revenu vers lui qu’en 2022 par le biais d’un avocat : « La banque me réclamait 170 000 euros à régler sous huit jours. »
Malgré l’aide d’une avocate, en février 2024, le tribunal de Brest a donné raison à la banque. « J’ai fait appel de la décision, c’était suspensif mais ça n’a pas empêché un huissier de passer installer un panneau devant la maison . » Quelques jours plus tard, sa sœur lui annonçait : « Ta maison est à vendre, c’est dans le journal ! » « Dans ma tête, ça a vrillé », raconte Claude. Face à ce mur, il s’est enfin décidé à parler.
« Ils ont déplacé des montagnes »
« C’est incroyable, ils ont déplacé des montagnes », témoigne-t-il aujourd’hui lorsqu’il se refait le film du combat. Parmi ceux qui lui ont tendu la main, on retrouve Jean-Paul Hellequin, militant à la tête de la CGT des Marins du Grand Ouest et de l’association Mor Glaz, connue pour ses combats contre les navires poubelles. « Le tort que vous avez, c’est de fermer vos gueules ! » assène le syndicaliste, en évoquant la situation des petits pêcheurs. Il faut dire que cet ancien marin de 74 ans a plus d’une lutte dans sa besace, mais celle-ci l’a particulièrement touchée. « Claude était au bout du quai. J’ai vraiment craint une fin tragique », dit-il à Reporterre. Il a alors décidé d’organiser une conférence de presse.
L’article publié par Le Télégramme a eu un retentissement immédiat et a fait plier la banque une première fois. « De 170 000 euros, la dette est passée à 80 000 euros, mais à régler sous huit jours ! », résume M. Hellequin.
Un élan de solidarité pour faire plier la banque
La course contre la montre a débuté. « Quand on a appris l’histoire, je suis allée frapper à la porte de Claude pour lui demander comment il allait », raconte simplement Lily, une énergique trentenaire, qui ne le connaît pourtant que vaguement. « On a toqué aux portes de tout le monde. Sans plan précis, juste faire quelque chose. » Elle s’est finalement retrouvée avec une dizaine d’autres habitantes et habitants du hameau de Kerziou à Plougastel-Daoulas à monter à la hâte une association pour organiser un concert de soutien et une cagnotte en ligne. Un village qui organise encore « des fêtes de quartier » et où « il y a du lien entre les gens », résume Ben, un membre de l’association.
En quelques jours, l’équipe a réussi le tour de force de programmer un concert de soutien — et de lancer une cagnotte qui a permis de récolter, in fine, 4 000 euros. Et ce, malgré quelques obstacles, dont l’absence de soutien de la mairie de Plougastel, qui a poussé le collectif à trouver refuge dans une ville voisine. « S’il avait été producteur de fraises, la mairie l’aurait sans doute plus aidé ! » tacle Jean-Paul Hellequin, en référence à la culture omniprésente sur la commune. Et même déménagé, l’événement fait peur. « La sous-préfecture et les gendarmeries étaient en alerte », raconte le collectif. La soirée a finalement réuni 250 personnes et une cinquantaine de bénévoles.
De la Confédération paysanne à Pleine mer, ils étaient plusieurs à prendre la parole ce soir-là pour soutenir Claude Herry et la pêche responsable. « L’idée était de faire du bruit autour de l’histoire, on savait que la banque tenait à sa réputation », explique Lionel, voisin du pêcheur. « On n’a jamais lâché ! » ajoute Cécile, une autre habitant.
Sous pression, le Crédit maritime a accepté de renégocier la dette du pêcheur. Soit des échéances de 560 euros par mois pendant six ans, auquel s’ajoutent 40 000 euros prêtés par des proches du pêcheur ainsi que le montant de la cagnotte.
« Plus on est nombreux dans une lutte, plus on a de chances de la gagner », résume Jean-Paul Hellequin. Thibault Josse et lui s’accordent sur le fait que, « comme souvent », les représentants des pêcheurs — le Comité régional des pêches notamment — n’ont « pas joué leur rôle ». Ils ont « favorisé les plus gros sans être capable d’aider les plus petits. Comme dans le monde agricole », dit le représentant de Pleine mer.
C’est d’ailleurs dans cette optique que l’association a lancé le projet « Mer de lien » — sur le modèle de la foncière Terre de liens. Objectif : libérer les pêcheurs du pouvoir des banques en finançant, par « une épargne citoyenne », l’achat de bateaux neufs pour de jeunes pêcheurs pratiquant « une pêche responsable ». Et afin que l’histoire de Claude « ne se reproduise plus ».
Par Kristen Falc'hon et Jean-Marie Heidinger (publié le 12/06/2024)
A lire sur le site Reporterre
À bord du « Mick Océane II », un ligneur de 8,50 mètres baptisé ainsi du nom de ses enfants, Claude Herry revient avec sa pêche du jour. Et cela tient dans une caisse : deux dorades royales de 4 kilos chacune. Il a toujours pêché ainsi, à l’hameçon, pour « ne pas vider la mer », explique-t-il. « Ici, on est plus que deux ligneurs, nous aussi, on est en voie de disparition ! » résume ironiquement le pêcheur de 50 ans, qui habite dans le hameau de Kerziou à Plougastel-Daoulas (Finistère).
12 h 30, il doit déposer sa pêche à la criée. Ses dorades partiront à 27 euros le kilo. Juste de quoi ne pas perdre sa journée. Ce qui semble être son quotidien est en réalité un nouveau départ, pour celui qui, il y a quelques semaines encore, se sentait « au bout du rouleau » et avait cessé de prendre la mer, noyé sous les pressions de sa banque.
« Dans ce milieu, l’endettement est systémique »
La cause de tout cela ? Une longue série d’impayés auprès du Crédit maritime qui est allé jusqu’à tenter de saisir la maison du pêcheur. La situation de Claude Herry résume beaucoup de travers du monde halieutique. « Ce n’est pas un cas isolé », dit Thibault Josse, directeur de l’association Pleine mer, qui a soutenu le pêcheur dans son bras de fer face à la banque. « Dans ce milieu, l’endettement est systémique. Il détruit socialement et écologiquement car il pousse les pêcheurs à prendre des risques pour eux et la ressource ». En effet, les quotas favorisent « ceux qui font du volume ».
En France, le volume de poissons (quota) qu’on a le droit de pêcher dépend... de ce qu’on a pêché les années précédentes. Les jeunes pêcheurs se retrouvent souvent dans la quasi-obligation de faire des prêts importants pour l’achat de navires, et de devoir ensuite pêcher en grande quantité pour rembourser ce prêt. L’association Pleine mer dénonce donc « un système dans lequel les pêcheurs industriels accaparent toujours plus de quotas pendant que les pêcheurs artisans obtiennent de moins en moins de quotas de pêche ».
Pour Claude Herry, la fin de l’histoire est plutôt heureuse, et ce grâce à une mobilisation collective qui a réuni pendant plusieurs semaines voisins, associations et syndicats.
La spirale de l’endettement
Les problèmes de Claude Herry ont débuté en 2005, quand il s’est fait livrer le « Mike Oceane II ». Le navire était neuf et Claude a emprunté pour cet achat 136 000 euros auprès du Crédit maritime. L’investissement devait être remboursé en douze ans. Mais sa nouvelle acquisition s’est révélée truffée de malfaçons et déclarée « non navigable » par les autorités. Ce fut le début d’une spirale infernale. Pour reprendre la mer, Claude a dû faire un nouvel emprunt de 35 000 euros, afin de payer les réparations.
Ce n’est qu’en 2015 que le pêcheur breton a pu rembourser 210 000 euros au Crédit maritime grâce aux indemnités du procès gagné. Un rapide calcul pourrait laisser croire à la fin des traites mensuelles, mais les réclamations de la banque sont autres. « Avec les intérêts qui couraient depuis 2005, la banque me réclamait encore 79 000 euros, avec des échéances à 2 700 euros par mois. C’était intenable. »
En 2019, nouveau coup dur. « Je n’ai pas pu honorer une échéance à cause de beaucoup de mauvais temps et d’un prix du poisson très bas », raconte Claude. « Les mois suivants, je ne payais toujours pas. » Mettre sur la table ses difficultés n’est pas vraiment une habitude dans le monde de la pêche. « C’est un milieu de taiseux, et on a une certaine fierté », admet Claude aujourd’hui. Le Crédit maritime n’est revenu vers lui qu’en 2022 par le biais d’un avocat : « La banque me réclamait 170 000 euros à régler sous huit jours. »
Malgré l’aide d’une avocate, en février 2024, le tribunal de Brest a donné raison à la banque. « J’ai fait appel de la décision, c’était suspensif mais ça n’a pas empêché un huissier de passer installer un panneau devant la maison . » Quelques jours plus tard, sa sœur lui annonçait : « Ta maison est à vendre, c’est dans le journal ! » « Dans ma tête, ça a vrillé », raconte Claude. Face à ce mur, il s’est enfin décidé à parler.
« Ils ont déplacé des montagnes »
« C’est incroyable, ils ont déplacé des montagnes », témoigne-t-il aujourd’hui lorsqu’il se refait le film du combat. Parmi ceux qui lui ont tendu la main, on retrouve Jean-Paul Hellequin, militant à la tête de la CGT des Marins du Grand Ouest et de l’association Mor Glaz, connue pour ses combats contre les navires poubelles. « Le tort que vous avez, c’est de fermer vos gueules ! » assène le syndicaliste, en évoquant la situation des petits pêcheurs. Il faut dire que cet ancien marin de 74 ans a plus d’une lutte dans sa besace, mais celle-ci l’a particulièrement touchée. « Claude était au bout du quai. J’ai vraiment craint une fin tragique », dit-il à Reporterre. Il a alors décidé d’organiser une conférence de presse.
L’article publié par Le Télégramme a eu un retentissement immédiat et a fait plier la banque une première fois. « De 170 000 euros, la dette est passée à 80 000 euros, mais à régler sous huit jours ! », résume M. Hellequin.
Un élan de solidarité pour faire plier la banque
La course contre la montre a débuté. « Quand on a appris l’histoire, je suis allée frapper à la porte de Claude pour lui demander comment il allait », raconte simplement Lily, une énergique trentenaire, qui ne le connaît pourtant que vaguement. « On a toqué aux portes de tout le monde. Sans plan précis, juste faire quelque chose. » Elle s’est finalement retrouvée avec une dizaine d’autres habitantes et habitants du hameau de Kerziou à Plougastel-Daoulas à monter à la hâte une association pour organiser un concert de soutien et une cagnotte en ligne. Un village qui organise encore « des fêtes de quartier » et où « il y a du lien entre les gens », résume Ben, un membre de l’association.
En quelques jours, l’équipe a réussi le tour de force de programmer un concert de soutien — et de lancer une cagnotte qui a permis de récolter, in fine, 4 000 euros. Et ce, malgré quelques obstacles, dont l’absence de soutien de la mairie de Plougastel, qui a poussé le collectif à trouver refuge dans une ville voisine. « S’il avait été producteur de fraises, la mairie l’aurait sans doute plus aidé ! » tacle Jean-Paul Hellequin, en référence à la culture omniprésente sur la commune. Et même déménagé, l’événement fait peur. « La sous-préfecture et les gendarmeries étaient en alerte », raconte le collectif. La soirée a finalement réuni 250 personnes et une cinquantaine de bénévoles.
De la Confédération paysanne à Pleine mer, ils étaient plusieurs à prendre la parole ce soir-là pour soutenir Claude Herry et la pêche responsable. « L’idée était de faire du bruit autour de l’histoire, on savait que la banque tenait à sa réputation », explique Lionel, voisin du pêcheur. « On n’a jamais lâché ! » ajoute Cécile, une autre habitant.
Sous pression, le Crédit maritime a accepté de renégocier la dette du pêcheur. Soit des échéances de 560 euros par mois pendant six ans, auquel s’ajoutent 40 000 euros prêtés par des proches du pêcheur ainsi que le montant de la cagnotte.
« Plus on est nombreux dans une lutte, plus on a de chances de la gagner », résume Jean-Paul Hellequin. Thibault Josse et lui s’accordent sur le fait que, « comme souvent », les représentants des pêcheurs — le Comité régional des pêches notamment — n’ont « pas joué leur rôle ». Ils ont « favorisé les plus gros sans être capable d’aider les plus petits. Comme dans le monde agricole », dit le représentant de Pleine mer.
C’est d’ailleurs dans cette optique que l’association a lancé le projet « Mer de lien » — sur le modèle de la foncière Terre de liens. Objectif : libérer les pêcheurs du pouvoir des banques en finançant, par « une épargne citoyenne », l’achat de bateaux neufs pour de jeunes pêcheurs pratiquant « une pêche responsable ». Et afin que l’histoire de Claude « ne se reproduise plus ».
Par Kristen Falc'hon et Jean-Marie Heidinger (publié le 12/06/2024)
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