26 Sept 2024
Les manifestations de masse au Bangladesh ont renversé Sheikh Hasina après que la répression de l’État ait fait des centaines de morts. Mais le gouvernement intérimaire dirigé par le gourou du microcrédit Muhammad Yunus n’est pas en mesure de s’attaquer aux graves problèmes sociaux auxquels sont confrontées les classes populaires du pays.
Après quinze ans au pouvoir, la Première ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, a démissionné et a fui le pays le 5 août, chassé par de jeunes manifestant·es. Ce qui avait commencé comme un mouvement contre les quotas dans la fonction publique s’est transformé en un soulèvement général contre le pouvoir autocratique de Hasina et de son parti, la Ligue Awami (LA).
La situation a changé au cours d’une période de cinq semaines, et la victoire finale a été réalisée au prix de plus de quatre cents vies et de plusieurs milliers de blessé·es et de disparu·es. La tournure des événements dans ce pays d’Asie du Sud évoque le Sri Lanka en 2022, ou encore la révolte de masse qui a contraint le président des Philippines, Ferdinand Marcos, à fuir le pays en 1986 après deux décennies de régime autocratique.
Le 5 août, Hasina n’a eu que quarante-cinq minutes pour démissionner et quitter le pays, alors que des centaines de milliers de manifestant·es sont descendus dans la rue, prêts à défier le couvre-feu à tout prix. La veille encore, elle semblait nier que son mandat de Première ministre était terminé. Cependant, une marée populaire l’a emportée comme un puissant tsunami. Le chef de l’armée a facilité sa fuite.
Un cercle complet
Avec l’éviction d’Hasina, un cercle complet de la politique de la LA a été bouclé. La phase de consolidation la plus récente de la Ligue a commencé avec sa victoire aux élections de 2008, lorsque l’alliance de quatorze partis qu’elle dirigeait a remporté une majorité écrasante de 263 sièges sur 300. Bien que le parti ait été au pouvoir à deux reprises auparavant (1971-75 et 1996-2001), il s’agit d’une victoire historique.
Les élections parlementaires initialement prévues pour janvier 2007 ont été suspendues après des mois de bouleversements politiques. Entre-temps, un gouvernement intérimaire soutenu par l’armée a continué à gouverner, ce qui a évoqué le spectre d’une autre dictature militaire, bien que sous la forme d’une mascarade. Au cours de ses vingt premières années d’existence, le Bangladesh a été soit sous un régime militaire direct, soit administré par un gouvernement soutenu par l’armée pendant près de seize de ces années.
Cette victoire a également marqué la consolidation prolongée du pouvoir par la Ligue Awami. Considéré comme une force laïque en raison de ses racines historiques et de son rôle de leader dans la guerre de libération, le parti a accédé au pouvoir en s’appuyant sur cette nostalgie. Depuis 2007, un nouveau mouvement de la société civile, soutenu par la LA, a intensifié les demandes de jugement des criminels de guerre ayant collaboré avec l’armée du Pakistan occidental.
Le parti d’opposition Bangladesh Nationalist Party (BNP), qui a gouverné entre 2001 et 2006, a participé aux élections en s’alliant avec Jamaat-e-Islami, un groupe islamique radical. Les observateurs ont également vu dans ces élections un rejet public des idéaux islamiques radicaux et une répudiation de la politique religieuse.
Deux tournants
Le mouvement pour la restauration de la démocratie en 1990 (populairement connu sous le nom de Mouvement anti-autoritaire des années 90), après des années de régime militaire, constitue le premier tournant positif dans l’histoire du Bangladesh indépendant. Des millions de personnes ont défilé dans les rues à partir de novembre 1997 pour réclamer le rétablissement d’un régime civil.
Le pays a été pris en otage par des gangsters militaires entre 1982 et 1990, sous le règne du chef de l’armée, H. M. Ershad. Son régime a été un épisode sombre marqué par des meurtres et des agressions, des arrestations et des détentions arbitraires, la corruption et le pillage, accompagnés de l’anéantissement de la démocratie et des valeurs démocratiques. Un soulèvement populaire a chassé Ershad et ouvert la voie à la démocratie parlementaire.
Le mouvement a contribué à l’émergence d’une nouvelle conscience progressiste, en particulier chez les jeunes, ainsi qu’à certaines réformes constitutionnelles. Il a permis de délégitimer l’emprise de l’armée sur la politique. Les partis politiques sont parvenus à un consensus sur la future trajectoire démocratique de la nation – un consensus qui a été violé par la suite. La Ligue Awami et le BNP ont grandement bénéficié de la perception qu’ils étaient à l’avant-garde de ces luttes.
Le deuxième tournant majeur a été le mouvement de 2013, populairement connu sous le nom de mouvement Shahbag, exigeant la peine capitale pour les criminels de guerre. La LA a d’abord soutenu cette mobilisation, car elle servait ses propres intérêts et objectifs. Cependant, les manifestant·es du Shahbag ont commencé à réclamer une démocratisation plus large de la société et la fin des injustices socio-économiques.
Dans un premier temps, la Ligue a tenté de contrôler le mouvement, mais n’y est pas parvenue. Elle a alors retiré les cadres de son parti et harcelé les dirigeants de Shahbag, tout en encourageant les querelles internes dans leurs rangs, ce qui a paralysé la lutte. La gauche bangladaise a continué à participer aux manifestations de Shahbag, mais les organisations de gauche étaient peu nombreuses et n’avaient qu’un impact limité sur la scène politique du pays.
En 2014, le mouvement a perdu son élan. Ce faisant, le pays a perdu l’une de ses plus grandes chances de parvenir à une véritable démocratisation et de s’attaquer aux injustices socio-économiques sous la pression des mouvements auto-organisés de la base. En fin de compte, le mouvement Shahbag a été anéanti.
Répression de l’opposition
Après avoir atteint cet objectif, la Ligue Awami a continué à démanteler son adversaire politique, le BNP. Pour la LA, le Jamaat-e-Islami et d’autres groupes islamiques étaient également un facteur à prendre en compte, mais le BNP était son adversaire électoral immédiat. Les dirigeants de la LA ont rapidement compris que le mécontentement à l’égard de leur bilan de mauvaise gouvernance pouvait profiter au BNP sur le plan électoral.
Les dirigeants du BNP ont été arrêtés au hasard et des accusations ont été portées contre eux, ce qui a déstabilisé le parti. En outre, le BNP a longtemps bénéficié d’un soutien important de la part de l’armée. Toutefois, l’intérêt de l’establishment militaire pour le pouvoir civil ayant diminué, la force du parti s’est affaiblie.
Son bilan, lorsqu’il était au pouvoir entre 2001 et 2006, était également caractérisé par la corruption et des attaques violentes contre l’opposition, y compris une tentative d’assassinat de Hasina à l’aide d’une grenade en 2004. Ce bilan a discrédité le parti et a contribué à son déclin continu, lorsqu’il a été combiné à l’utilisation impitoyable de l’appareil d’État par la Lige Awami à l’encontre de son rival. Le BNP a tenté en vain de manipuler le système électoral pour s’accrocher au pouvoir en 2006, mais la Ligue a fait preuve d’une maîtrise supérieure de ces tactiques.
Le BNP s’est retiré des élections de 2014 au motif qu’elles se déroulaient dans des conditions inéquitables. Il a exigé la démission d’Hasina en tant que Première ministre pour laisser la place à une personnalité « impartiale » et « non membre d’un parti » pour superviser les élections. Cette abdication a simplement donné le pouvoir à la Ligue sur un plateau, 153 candidats sur 300 étant élus sans contestation.
la Ligue Awami a ensuite bloqué les activités politiques du BNP dans tout le pays, et des milliers de procès ont été intentés contre les dirigeants et les militants du parti, allant de la corruption à l’accusation de meurtre. Le parti n’a pas été en mesure de se remettre de ces attaques sur plusieurs fronts et a recouru à la violence après 2014, ce qui a donné à la Ligue l’occasion de le cibler davantage. Khaleda Zia, deux fois Première ministre du BNP, a été emprisonnée pour corruption en février 2018.
Un tournant à droite
Dans le même temps, les forces de gauche engagées dans les mouvements populaires ont également été confrontées au harcèlement et à la répression. L’État a pris pour cible les dirigeants du mouvement Rampal en les accablant de fausses accusations et en les intimidant physiquement, et les mouvements de travailleurs ont subi le même sort.
Les islamistes bangladais avaient l’habitude de soutenir le BNP lors des élections. Cependant, avec le déclin du BNP, ces forces ont commencé à participer à l’arène électorale de leur propre chef. Pendant ce temps, la Ligue Awami a compromis ses références laïques historiques en formant une alliance tacite avec Hefazat-e-Islam, un groupe islamiste radical qui a été responsable du meurtre de blogueurs laïques.
Le front politique dirigé par la LA comprenait plusieurs partis islamistes conservateurs. En outre, le gouvernement de Hasina a accordé certaines concessions aux forces islamistes, comme la validation des madrasas Qawmi, des écoles religieuses au programme conservateur qui ne sont pas réglementées par le gouvernement. Ces écoles se concentrent uniquement sur l’enseignement religieux et enferment les étudiants issus des couches les plus pauvres de la population dans des dogmes religieux mystiques. Tous ces développements ont eu lieu malgré la prétention de la Ligue à être le sauveur suprême de la communauté religieuse hindoue minoritaire au Bangladesh.
La Ligue Awami a de plus en plus pris le contrôle de l’administration de l’État par le biais du processus des nominations [de fonctionnaires] et a mis les médias et l’intelligentsia sous contrôle grâce à un mélange d’incitations et de coercition. À la fin de l’année 2018, la LA avait une emprise ferme sur la bureaucratie, le système judiciaire et même l’armée, traditionnellement considérée comme un soutien majeur du BNP.
Les résultats des élections de 2018 ont même dépassé les attentes les plus optimistes de la Ligue, ses candidats remportant 288 des 300 sièges en jeu. Les élections suivantes, en janvier 2024, ont été un simulacre, l’ensemble de l’opposition étant absente du scrutin. Cela a poussé la résistance dans l’arène extraparlementaire, culminant dans les manifestations qui ont évincé Hasina.
Le gouvernement intérimaire
Trois jours après le départ d’Hasina, l’économiste Muhammad Yunus, lauréat du prix Nobel de la paix en 2006, a prêté serment en tant que chef du gouvernement intérimaire du Bangladesh. Officiellement appelé « conseiller en chef », M. Yunus dirigera une équipe de dix-sept personnes, composée de bureaucrates et d’officiers militaires à la retraite, de personnalités d’ONG, d’avocats, d’universitaires et d’autres personnes, ainsi que de quelques leaders étudiants impliqués dans la rébellion. L’équipe est diversifiée en termes d’origine de ses membres ainsi que sur le plan ethnique et religieux, bien qu’elle ne contienne aucun représentant de la classe ouvrière.
L’érosion constante des institutions démocratiques au Bangladesh a suscité une profonde haine à l’égard des partis politiques existants. Yunus était une figure appropriée pour diriger le gouvernement intérimaire en tant que personnalité connue qui projette l’image d’une personne s’élevant au-dessus de la politique partisane tout en promouvant le développement national. Il a également été harcelé par le gouvernement d’Hasina et a failli être contraint de quitter le pays, ce qui a renforcé la sympathie à son égard.
Pour M. Yunus, cette aventure fait suite à de précédentes tentatives infructueuses d’entrer dans le champ politique. Alors que de grandes attentes sont désormais placées en lui, nous devons garder à l’esprit son rôle antérieur, en tant que promoteur des programmes de microcrédit. Loin de représenter un remède à la pauvreté rurale, ces programmes n’ont fait qu’imposer des charges supplémentaires aux pauvres. Sa défense zélée des politiques néolibérales a fait de Yunus la coqueluche des gouvernements occidentaux et de la Banque mondiale.
La Ligue Awami étant discréditée, les deux principales forces politiques restantes, le BNP et le Jamaat-e-Islami, espèrent que des élections anticipées les porteront au pouvoir. Cette dernière force, en particulier, semble être très bien organisée, avec des réseaux de militants dans tout le pays, et ne voudra certainement pas laisser passer cette chance.
Le soulèvement de juillet a été couronné de succès grâce à la participation d’un large éventail de forces sociales. Comme dans d’autres luttes contre des régimes autocratiques, l’aspiration populaire était celle de la liberté, largement exprimée en termes plutôt vagues et abstraits. En d’autres termes, il ne s’agissait pas d’un mouvement guidé par des positions idéologiques clairement définies.
Les étudiant.es ont d’abord protesté pour la réforme du système des quotas, mais la répression de l’État a déclenché un soulèvement de masse impliquant de larges pans de la classe ouvrière et de la classe moyenne bangladaises, qui s’est achevé par le soulèvement qui a balayé Hasina. Les étudiant.es ont gagné la confiance de la population et devront tracer la voie à suivre.
On peut certainement espérer que l’esprit du mouvement étudiant contribuera à favoriser une prise de conscience beaucoup plus claire de la nature d’un programme de transformation. Outre les demandes d’élections démocratiques et d’État de droit, les principaux points de ce programme comprendront des gains économiques tels que des salaires plus élevés et de meilleures protections sociales, ainsi qu’une action en faveur de la justice climatique – le Bangladesh est immensément vulnérable à l’impact du changement climatique. On ne peut pas compter sur le gouvernement intérimaire ou ses successeurs probables pour relever l’un de ces défis.
À long terme, les événements de juillet ne déboucheront sur une issue positive que si la classe ouvrière et les autres groupes opprimés sont en mesure de jouer un rôle de premier plan, en surmontant les divisions religieuses et ethniques de la société bangladaise. Si les étudiant.es ont amorcé la révolution, les travailleurs devront veiller à ce qu’elle aboutisse. C’est là que réside le plus grand défi pour la gauche au Bangladesh.
Par Sushovan Dhar (publié le 04/09/2024)
A lire sur le site Gauche Anticapitaliste
Après quinze ans au pouvoir, la Première ministre du Bangladesh, Sheikh Hasina, a démissionné et a fui le pays le 5 août, chassé par de jeunes manifestant·es. Ce qui avait commencé comme un mouvement contre les quotas dans la fonction publique s’est transformé en un soulèvement général contre le pouvoir autocratique de Hasina et de son parti, la Ligue Awami (LA).
La situation a changé au cours d’une période de cinq semaines, et la victoire finale a été réalisée au prix de plus de quatre cents vies et de plusieurs milliers de blessé·es et de disparu·es. La tournure des événements dans ce pays d’Asie du Sud évoque le Sri Lanka en 2022, ou encore la révolte de masse qui a contraint le président des Philippines, Ferdinand Marcos, à fuir le pays en 1986 après deux décennies de régime autocratique.
Le 5 août, Hasina n’a eu que quarante-cinq minutes pour démissionner et quitter le pays, alors que des centaines de milliers de manifestant·es sont descendus dans la rue, prêts à défier le couvre-feu à tout prix. La veille encore, elle semblait nier que son mandat de Première ministre était terminé. Cependant, une marée populaire l’a emportée comme un puissant tsunami. Le chef de l’armée a facilité sa fuite.
Un cercle complet
Avec l’éviction d’Hasina, un cercle complet de la politique de la LA a été bouclé. La phase de consolidation la plus récente de la Ligue a commencé avec sa victoire aux élections de 2008, lorsque l’alliance de quatorze partis qu’elle dirigeait a remporté une majorité écrasante de 263 sièges sur 300. Bien que le parti ait été au pouvoir à deux reprises auparavant (1971-75 et 1996-2001), il s’agit d’une victoire historique.
Les élections parlementaires initialement prévues pour janvier 2007 ont été suspendues après des mois de bouleversements politiques. Entre-temps, un gouvernement intérimaire soutenu par l’armée a continué à gouverner, ce qui a évoqué le spectre d’une autre dictature militaire, bien que sous la forme d’une mascarade. Au cours de ses vingt premières années d’existence, le Bangladesh a été soit sous un régime militaire direct, soit administré par un gouvernement soutenu par l’armée pendant près de seize de ces années.
Cette victoire a également marqué la consolidation prolongée du pouvoir par la Ligue Awami. Considéré comme une force laïque en raison de ses racines historiques et de son rôle de leader dans la guerre de libération, le parti a accédé au pouvoir en s’appuyant sur cette nostalgie. Depuis 2007, un nouveau mouvement de la société civile, soutenu par la LA, a intensifié les demandes de jugement des criminels de guerre ayant collaboré avec l’armée du Pakistan occidental.
Le parti d’opposition Bangladesh Nationalist Party (BNP), qui a gouverné entre 2001 et 2006, a participé aux élections en s’alliant avec Jamaat-e-Islami, un groupe islamique radical. Les observateurs ont également vu dans ces élections un rejet public des idéaux islamiques radicaux et une répudiation de la politique religieuse.
Deux tournants
Le mouvement pour la restauration de la démocratie en 1990 (populairement connu sous le nom de Mouvement anti-autoritaire des années 90), après des années de régime militaire, constitue le premier tournant positif dans l’histoire du Bangladesh indépendant. Des millions de personnes ont défilé dans les rues à partir de novembre 1997 pour réclamer le rétablissement d’un régime civil.
Le pays a été pris en otage par des gangsters militaires entre 1982 et 1990, sous le règne du chef de l’armée, H. M. Ershad. Son régime a été un épisode sombre marqué par des meurtres et des agressions, des arrestations et des détentions arbitraires, la corruption et le pillage, accompagnés de l’anéantissement de la démocratie et des valeurs démocratiques. Un soulèvement populaire a chassé Ershad et ouvert la voie à la démocratie parlementaire.
Le mouvement a contribué à l’émergence d’une nouvelle conscience progressiste, en particulier chez les jeunes, ainsi qu’à certaines réformes constitutionnelles. Il a permis de délégitimer l’emprise de l’armée sur la politique. Les partis politiques sont parvenus à un consensus sur la future trajectoire démocratique de la nation – un consensus qui a été violé par la suite. La Ligue Awami et le BNP ont grandement bénéficié de la perception qu’ils étaient à l’avant-garde de ces luttes.
Le deuxième tournant majeur a été le mouvement de 2013, populairement connu sous le nom de mouvement Shahbag, exigeant la peine capitale pour les criminels de guerre. La LA a d’abord soutenu cette mobilisation, car elle servait ses propres intérêts et objectifs. Cependant, les manifestant·es du Shahbag ont commencé à réclamer une démocratisation plus large de la société et la fin des injustices socio-économiques.
Dans un premier temps, la Ligue a tenté de contrôler le mouvement, mais n’y est pas parvenue. Elle a alors retiré les cadres de son parti et harcelé les dirigeants de Shahbag, tout en encourageant les querelles internes dans leurs rangs, ce qui a paralysé la lutte. La gauche bangladaise a continué à participer aux manifestations de Shahbag, mais les organisations de gauche étaient peu nombreuses et n’avaient qu’un impact limité sur la scène politique du pays.
En 2014, le mouvement a perdu son élan. Ce faisant, le pays a perdu l’une de ses plus grandes chances de parvenir à une véritable démocratisation et de s’attaquer aux injustices socio-économiques sous la pression des mouvements auto-organisés de la base. En fin de compte, le mouvement Shahbag a été anéanti.
Répression de l’opposition
Après avoir atteint cet objectif, la Ligue Awami a continué à démanteler son adversaire politique, le BNP. Pour la LA, le Jamaat-e-Islami et d’autres groupes islamiques étaient également un facteur à prendre en compte, mais le BNP était son adversaire électoral immédiat. Les dirigeants de la LA ont rapidement compris que le mécontentement à l’égard de leur bilan de mauvaise gouvernance pouvait profiter au BNP sur le plan électoral.
Les dirigeants du BNP ont été arrêtés au hasard et des accusations ont été portées contre eux, ce qui a déstabilisé le parti. En outre, le BNP a longtemps bénéficié d’un soutien important de la part de l’armée. Toutefois, l’intérêt de l’establishment militaire pour le pouvoir civil ayant diminué, la force du parti s’est affaiblie.
Son bilan, lorsqu’il était au pouvoir entre 2001 et 2006, était également caractérisé par la corruption et des attaques violentes contre l’opposition, y compris une tentative d’assassinat de Hasina à l’aide d’une grenade en 2004. Ce bilan a discrédité le parti et a contribué à son déclin continu, lorsqu’il a été combiné à l’utilisation impitoyable de l’appareil d’État par la Lige Awami à l’encontre de son rival. Le BNP a tenté en vain de manipuler le système électoral pour s’accrocher au pouvoir en 2006, mais la Ligue a fait preuve d’une maîtrise supérieure de ces tactiques.
Le BNP s’est retiré des élections de 2014 au motif qu’elles se déroulaient dans des conditions inéquitables. Il a exigé la démission d’Hasina en tant que Première ministre pour laisser la place à une personnalité « impartiale » et « non membre d’un parti » pour superviser les élections. Cette abdication a simplement donné le pouvoir à la Ligue sur un plateau, 153 candidats sur 300 étant élus sans contestation.
la Ligue Awami a ensuite bloqué les activités politiques du BNP dans tout le pays, et des milliers de procès ont été intentés contre les dirigeants et les militants du parti, allant de la corruption à l’accusation de meurtre. Le parti n’a pas été en mesure de se remettre de ces attaques sur plusieurs fronts et a recouru à la violence après 2014, ce qui a donné à la Ligue l’occasion de le cibler davantage. Khaleda Zia, deux fois Première ministre du BNP, a été emprisonnée pour corruption en février 2018.
Un tournant à droite
Dans le même temps, les forces de gauche engagées dans les mouvements populaires ont également été confrontées au harcèlement et à la répression. L’État a pris pour cible les dirigeants du mouvement Rampal en les accablant de fausses accusations et en les intimidant physiquement, et les mouvements de travailleurs ont subi le même sort.
Les islamistes bangladais avaient l’habitude de soutenir le BNP lors des élections. Cependant, avec le déclin du BNP, ces forces ont commencé à participer à l’arène électorale de leur propre chef. Pendant ce temps, la Ligue Awami a compromis ses références laïques historiques en formant une alliance tacite avec Hefazat-e-Islam, un groupe islamiste radical qui a été responsable du meurtre de blogueurs laïques.
Le front politique dirigé par la LA comprenait plusieurs partis islamistes conservateurs. En outre, le gouvernement de Hasina a accordé certaines concessions aux forces islamistes, comme la validation des madrasas Qawmi, des écoles religieuses au programme conservateur qui ne sont pas réglementées par le gouvernement. Ces écoles se concentrent uniquement sur l’enseignement religieux et enferment les étudiants issus des couches les plus pauvres de la population dans des dogmes religieux mystiques. Tous ces développements ont eu lieu malgré la prétention de la Ligue à être le sauveur suprême de la communauté religieuse hindoue minoritaire au Bangladesh.
La Ligue Awami a de plus en plus pris le contrôle de l’administration de l’État par le biais du processus des nominations [de fonctionnaires] et a mis les médias et l’intelligentsia sous contrôle grâce à un mélange d’incitations et de coercition. À la fin de l’année 2018, la LA avait une emprise ferme sur la bureaucratie, le système judiciaire et même l’armée, traditionnellement considérée comme un soutien majeur du BNP.
Les résultats des élections de 2018 ont même dépassé les attentes les plus optimistes de la Ligue, ses candidats remportant 288 des 300 sièges en jeu. Les élections suivantes, en janvier 2024, ont été un simulacre, l’ensemble de l’opposition étant absente du scrutin. Cela a poussé la résistance dans l’arène extraparlementaire, culminant dans les manifestations qui ont évincé Hasina.
Le gouvernement intérimaire
Trois jours après le départ d’Hasina, l’économiste Muhammad Yunus, lauréat du prix Nobel de la paix en 2006, a prêté serment en tant que chef du gouvernement intérimaire du Bangladesh. Officiellement appelé « conseiller en chef », M. Yunus dirigera une équipe de dix-sept personnes, composée de bureaucrates et d’officiers militaires à la retraite, de personnalités d’ONG, d’avocats, d’universitaires et d’autres personnes, ainsi que de quelques leaders étudiants impliqués dans la rébellion. L’équipe est diversifiée en termes d’origine de ses membres ainsi que sur le plan ethnique et religieux, bien qu’elle ne contienne aucun représentant de la classe ouvrière.
L’érosion constante des institutions démocratiques au Bangladesh a suscité une profonde haine à l’égard des partis politiques existants. Yunus était une figure appropriée pour diriger le gouvernement intérimaire en tant que personnalité connue qui projette l’image d’une personne s’élevant au-dessus de la politique partisane tout en promouvant le développement national. Il a également été harcelé par le gouvernement d’Hasina et a failli être contraint de quitter le pays, ce qui a renforcé la sympathie à son égard.
Pour M. Yunus, cette aventure fait suite à de précédentes tentatives infructueuses d’entrer dans le champ politique. Alors que de grandes attentes sont désormais placées en lui, nous devons garder à l’esprit son rôle antérieur, en tant que promoteur des programmes de microcrédit. Loin de représenter un remède à la pauvreté rurale, ces programmes n’ont fait qu’imposer des charges supplémentaires aux pauvres. Sa défense zélée des politiques néolibérales a fait de Yunus la coqueluche des gouvernements occidentaux et de la Banque mondiale.
La Ligue Awami étant discréditée, les deux principales forces politiques restantes, le BNP et le Jamaat-e-Islami, espèrent que des élections anticipées les porteront au pouvoir. Cette dernière force, en particulier, semble être très bien organisée, avec des réseaux de militants dans tout le pays, et ne voudra certainement pas laisser passer cette chance.
Le soulèvement de juillet a été couronné de succès grâce à la participation d’un large éventail de forces sociales. Comme dans d’autres luttes contre des régimes autocratiques, l’aspiration populaire était celle de la liberté, largement exprimée en termes plutôt vagues et abstraits. En d’autres termes, il ne s’agissait pas d’un mouvement guidé par des positions idéologiques clairement définies.
Les étudiant.es ont d’abord protesté pour la réforme du système des quotas, mais la répression de l’État a déclenché un soulèvement de masse impliquant de larges pans de la classe ouvrière et de la classe moyenne bangladaises, qui s’est achevé par le soulèvement qui a balayé Hasina. Les étudiant.es ont gagné la confiance de la population et devront tracer la voie à suivre.
On peut certainement espérer que l’esprit du mouvement étudiant contribuera à favoriser une prise de conscience beaucoup plus claire de la nature d’un programme de transformation. Outre les demandes d’élections démocratiques et d’État de droit, les principaux points de ce programme comprendront des gains économiques tels que des salaires plus élevés et de meilleures protections sociales, ainsi qu’une action en faveur de la justice climatique – le Bangladesh est immensément vulnérable à l’impact du changement climatique. On ne peut pas compter sur le gouvernement intérimaire ou ses successeurs probables pour relever l’un de ces défis.
À long terme, les événements de juillet ne déboucheront sur une issue positive que si la classe ouvrière et les autres groupes opprimés sont en mesure de jouer un rôle de premier plan, en surmontant les divisions religieuses et ethniques de la société bangladaise. Si les étudiant.es ont amorcé la révolution, les travailleurs devront veiller à ce qu’elle aboutisse. C’est là que réside le plus grand défi pour la gauche au Bangladesh.
Par Sushovan Dhar (publié le 04/09/2024)
A lire sur le site Gauche Anticapitaliste