Petite révolution au Royaume-Uni : le train va redevenir public
Trente ans après la privatisation du rail, une réforme de renationalisation promise par le gouvernement travailliste est en cours au Parlement.

Dans la gare de London Paddington, seconde gare la plus fréquentée du Royaume-Uni, les allées et venues sont incessantes. L’horloge affiche 17 heures. Pour les travailleurs non londoniens, c’est l’heure de rentrer chez soi. Sur les panneaux d’affichage, certains trains sont annulés ou retardés. « Cela arrive tout le temps. Les trains ne sont pas fiables et ils sont très chers : j’ai payé 82 livres sterling [98 euros] pour un aller-retour Oxford-Londres dans la même journée car je voyage aux heures de pointe, or le trajet ne dure que quarante-cinq minutes », soupire Suzie sur le quai d’un train desservi par la Great Western Railway.

Cette compagnie ferroviaire sera bientôt renationalisée. Une révolution promise par le gouvernement travailliste élu en juillet dernier. Il souhaite aller vite. Les députés ont voté le projet de loi à la rentrée, qui sera débattu dès octobre chez les Lords. En clair, le texte de loi propose de renationaliser les opérateurs ferroviaires privés à l’expiration des différents contrats et de les fondre dans un seul et même organisme : Great British Railways.

Bilan mitigé de la privatisation

En 1993, le gouvernement conservateur de John Major dénationalisait British Rail, non sans peine quelques années après la frénésie de privatisations thatchériennes. L’objectif : améliorer la performance et réduire le déficit. British Rail a été fragmenté en une centaine d’entreprises privées : le réseau, le matériel roulant, le fret ont été confiés à des sociétés distinctes privées tandis qu’un système de franchises a été créé, distribuant l’exploitation des lignes de chemin de fer régionales à 25 opérateurs.

Au fil des années cependant, une renationalisation s’est amorcée. Dès 2002, après un désastre ferroviaire lié à un mauvais entretien des voies par les trop nombreuses entreprises privées — l’accident de Potters Bar a provoqué plusieurs morts et créé un scandale national —, le réseau ferré (Network Rail) est repassé sous le giron public. L’État a récemment repris « temporairement » le contrôle de cinq opérateurs privés de chemins de fer en raison de leurs performances médiocres ou de leur faillite — un dernier recours prévu dans le contrat. Lors de la pandémie de Covid-19, le gouvernement a injecté plus de 12 milliards de livres sterling (environ 14 milliards d’euros) pour sauver le système. C’est même sous l’ère de Boris Johnson que l’idée de la création du Great British Railways a fait surface, bien que le terme de « nationalisation » fût tabou.

Trente ans après la privatisation, le bilan est mitigé. D’un côté, les défenseurs du modèle assurent que le nombre de kilomètres-passagers a presque doublé, les infrastructures ont été modernisées — toutefois grâce à un soutien massif de l’argent public —, la sécurité sur les voies est devenue exemplaire, les sociétés sont devenues rentables. Les détracteurs pointent en revanche un manque de vision globale, un système trop complexe pour les usagers qui doivent utiliser plusieurs applications selon la ligne qu’ils prennent, des prix fluctuants et exorbitants — parmi les plus élevés d’Europe, qui ont augmenté de 20 % en termes réels en trente ans —, des retards voire des annulations fréquents. Ainsi, de mars 2023 à mars 2024, 681 trains ont en moyenne été chaque jour annulés.

Les exploitants, dont font d’ailleurs partie des entreprises ferroviaires publiques étrangères comme SNCF via Keolis et Deutsche Bahn via Arriva, sont accusés par les syndicats de faire du profit sur le dos des contribuables britanniques. S’agissant des sociétés louant le matériel roulant, l’organisation de régulation ferroviaire indique qu’elles ont versé plus de 400 millions de livres de dividendes (480 millions d’euros) à leurs actionnaires en 2022-2023, et ce en pleine crise du coût de la vie.

Une réforme populaire

La renationalisation du rail est très populaire chez les Britanniques : aujourd’hui, 76 % la soutiennent. « C’est une excellente idée, réagit Rebecca dans la gare de Saint-Pancras. Le système actuel est absurde. Je dois me rendre à Londres trois fois par semaine et je ne conduis pas. De Kettering, où j’habite [à 80 kilomètres au nord de Londres], un aller coûte environ 70 livres [84 euros] lors des heures de pointe. Mais si je prends mon train à Northampton, pas très loin, je paierais moitié moins cher, car il s’agit d’une compagnie différente. »

Janine, elle, « espère que l’accent sera moins mis sur le profit que sur le service ». Jusqu’à récemment, cette salariée dans l’associatif payait « de [s]a poche » 5 500 livres sterling (6 600 euros) pour un pass annuel qui lui permettait de voyager autant qu’elle le souhaitait sur la South Western Railway, « mais uniquement entre les stations de Winchester et de Londres et, le matin, [elle avait] rarement une place assise ».

D’autres sont toutefois sceptiques quant à un véritable changement. « Il ne faut pas s’attendre à une transformation radicale, mais à une amélioration constante, prévient Christian Wolmar, spécialiste du rail. Moins d’acteurs s’assoiront autour d’une table pour prendre des décisions sur la stratégie, les investissements, les tarifs, etc. Mais partageront-ils la même vision, parviendront-ils à faire baisser les prix ? Les chemins de fer seront un peu moins chers à exploiter, mais pas gratuits. »

« Pass climat »

Pour les écologistes, la nationalisation des trains ne va pas assez loin. Ils réclament un « pass climat » qui permette un déplacement illimité au prix de 49 livres (59 euros) par mois. Un rapport intitulé « Fare Britannia », que Greenpeace a commandé à Greengauge 21, souligne qu’un tel système générerait plus de 100 millions de voyages supplémentaires en train par an, économiserait 40 millions de trajets en voiture et réduirait les émissions d’environ 380 000 tonnes de carbone. Avec toutefois un manque à gagner pour l’État.

Or, le gouvernement ne promet pas des prix plus bas dans l’immédiat, mais « une garantie du meilleur tarif ». « Nous examinerons plus tard l’ensemble du fonctionnement de la billetterie, souligne Rachael Maskell, députée Labour du York Central. Ce que nous voulons garantir, c’est la qualité du service. Nous souhaitons que plus de personnes prennent le train et abandonnent leur voiture. L’argent qui va actuellement dans les poches des actionnaires reviendra à l’État pour être réinvesti dans les chemins de fer. » Une fois que les dix contrats privés restants arriveront à expiration — le dernier, West Coast, se terminera en 2032 —, s’ils ne sont pas rompus avant, les contribuables économiseront 2,2 milliards de livres (2,6 milliards d’euros) par an, selon les estimations du gouvernement.

British Rail ne ressuscitera pas sous son ancienne forme. Par exemple, Great British Railway continuera de louer le matériel roulant et les sociétés de fret resteront privées. « Il ne s’agit pas de recréer une grande organisation étatique, observe Christian Wolmar, car toutes les structures ont été démantelées. C’est en fait une renationalisation partielle. » Toujours est-il que le vent du changement promis par le Premier ministre Keir Starmer souffle sur le pays. Avec en ligne de mire d’autres grands chantiers de nationalisation : l’eau et l’énergie.

Lire sur le site de Reporterre ( Par Laure Van Ruymbeke 3 octobre 2024 )